Intersectorialité : « on n’est pas tombé dedans quand on était petit »

Réseaux, concertations, coordination, plateforme : le travail social semble aujourd’hui devoir obligatoirement s’inscrire dans des dispositifs de ce type. Nécessité de partager des expériences, d’ouvrir la réflexion, de se connaître pour accompagner l’usager dans son parcours, de plus en plus complexe.


Si cette transversalité semble nécessaire, qu’en pensent les intervenants sociaux bruxellois ? En quoi fait-elle levier… ou obstacle ? C’est sur ces questions que deux institutions bruxelloises, l’asbl Repères et le Centre Bruxellois de Promotion de la Santé (CBPS) [1], se sont penchées, au travers d’une recherche exploratoire menée pendant trois ans auprès de travailleurs sociaux inscrits dans des dispositifs transversaux (recherche qui sera disponible dans le courant 2015).

Le travail en réseau est incontournable. Il semble évident que les projets, tout comme les usagers, gagnent à rencontrer des travailleurs d’institutions de différents secteurs pour créer des partenariats autour de missions communes. Pourtant, en formation ou au détour de réunions de concertations, une série d’obstacles sont régulièrement évoqués par les participants : les agendas sont chargés et il devient presque impossible de dégager du temps pour des partenariats externes qui, par ailleurs, représentent une surcharge de travail. Les travailleurs concernés estiment souvent que leurs collègues d’autres secteurs éprouvent de grandes difficultés à se représenter les réalités de leur travail et ses spécificités, ce qui complique les collaborations. Il est souvent très problématique de tenter de superposer les mandats et les missions, de même que les règles déontologiques ou les modes d’intervention propres aux différents secteurs.

Les pratiques de travail intersectoriel semblent davantage sous-tendues par des obligations structurelles, des nécessités de terrain que portées par une véritable réflexion de fond. Bien entendu, tous soutiennent l’intérêt de réfléchir et d’organiser le travail en commun mais les barrières évoquées handicapent la mise en œuvre d’une logique de travail intersectorielle et de partenariat.

Ces constats, le Centre Bruxellois de Promotion de la Santé et Repères y sont régulièrement confrontés dans leurs pratiques d’accompagnement de projet et de formation.
Les deux structures inscrivent toutes deux leurs activités dans le cadre de la promotion de la santé qui a pour but de réduire les inégalités d’accès à la santé. Il s’agit de rendre les individus et les collectifs les plus autonomes possibles par rapport à la prise en charge de leur santé, celle-ci étant considérée comme un état d’équilibre de la personne intrinsèquement lié à un ensemble d’éléments psychologiques, sociaux, environnementaux, culturels, économiques. S’inscrire dans une démarche de promotion de la santé signifie penser les liens entre santé, social, enseignement, logement, culture, environnement, … faire de l’intersectorialité.

Une recherche pour analyser les besoins

Normal donc pour ces deux associations de se questionner. L’intersectorialité serait-t-elle donc si problématique à mettre en œuvre ? Ne serait-il pas important d’approfondir cette réflexion afin de mieux comprendre les freins et les leviers du travail intersectoriel et de pouvoir mieux accompagner et former les travailleurs ? S’appuyant sur un travail de collaboration de longue date, les deux associations ont décidé d’entreprendre un travail de réflexion commune au travers d’un projet de recherche action qu’elles décident de mener ensemble. Façon, peut-être, de faire dialoguer leurs pratiques respectives et d’expérimenter autrement leurs différences à l’image de ce qui se passe pour celles et ceux sur qui font l’objet la recherche.

Le travail se déploie en trois étapes. La première est dédiée à la construction du processus de recherche soutenue par un comité d’accompagnement constitué à cet effet. Celui-ci est imaginé comme un véritable espace de maturation du processus de recherche. Un tiers, lui-même intersectoriel et susceptible de faire écho, donc, aux pluralités de pratiques, de langages et de représentations : l’observatoire de la santé et du social de Bruxelles-Capitale, Le CBCS (Conseil Bruxellois de Coordination Socio-politique), la Strada (Centre d’appui au secteur bruxellois de l’aide aux sans-abris), le SALS (Service d’Accompagnement des Locataires Sociaux), Forest Quartier Santé, L’entraide des Marolles, le SMES, la commune de Jette. Outre l’apport de structures témoignant de pratiques différentes, l’ensemble de ces institutions permet aussi de réunir des secteurs différents : santé publique, grande précarité, logement, action sociale, santé communautaire, santé mentale, politique communale et politique régionale.

Dans un second temps, il s’agit de proposer à une série de dispositifs intersectoriels existants un temps de prise de recul et d’analyse de leur fonctionnement. L’idée est que la démarche permette également aux groupes de dégager des éléments qui puissent enrichir leur fonctionnement et celui de leurs participants, la méthodologie étant élaborée à l’image de ce qui est étudié.

L’analyse transversale du matériel et les pistes de travail qui en sont dégagées constituent la troisième étape du processus.

Une méthodologie participative

La méthodologie s’inspire de la Méthode d’analyse en groupe (MAG) [2], telle que développée par Abraham Franssen et ses collaborateurs. Elle constitue un outil d’analyse des dispositifs complexes d’action sociale d’autant plus intéressant qu’il associe directement au processus de recherche les acteurs concernés. En effet, le travail s’élabore sur base de récits de situations choisies par les participants dans leur pratique quotidienne en tant qu’éléments significatifs et représentatifs des dispositifs à étudier. Ces récits sont ensuite analysés par le groupe au travers des éléments questionnés par l’ensemble des participants, par la confrontation des regards sur la situation et par les pistes qui s’en dégagent. Ce travail est articulé par une méthode cadrée et validée. Il s’agit donc bien de produire du savoir sur chaque dispositif, savoir élaboré par les membres du groupe à propos de leur action commune, ici le dispositif intersectoriel, afin d’en améliorer son fonctionnement.

Cette méthodologie a du être adaptée aux spécificités de la recherche et des dispositifs qui en font l’objet et pour ce faire, un travail a été mené, préalablement, avec un membre actif du réseau MAG afin de rendre possible la mise en œuvre de la MAG dans ce contexte tout en en respectant les principes. Cinq dispositifs se sont engagés dans ce processus.

Quelques résultats

Une série de tendances émergent des données recueillies grâce aux séances de MAG, tendances qui ne peuvent être considérées que comme des hypothèses à valider en poursuivant le travail avec davantage de dispositifs pour évaluer si les constats sont généralisables.

L’intersectorialité : pour faire quoi ?

L’analyse du matériel fourni par les MAG fait ressortir un premier constat : il n’y a pas une intersectorialité mais plusieurs manières de mettre en œuvre des collaborations entre secteurs et entre institutions.

Première modalité : la nécessité de trouver des solutions pour résoudre des situations concrètes ou pour réféchir et analyser afin d’affiner la compréhension des situations et d’améliorer la pertinence des solutions ou des dispositifs. Toutefois, ces deux types de missions confiées aux dispositifs intersectoriels nécessitent d’être clairement définis afin de leur permettre de se doter d’outils et de méthodes adéquats par rapport aux objectifs.

Deuxième modalité : le besoin de se connaître. En effet, l’espace intersectoriel peut constituer une réponse à la méconnaissance des institutions et des secteurs les uns par rapport aux autres en termes de missions, de modes de fonctionnement, de logiques d’intervention. Le dispositif répond ici au souhait des participants de pouvoir débattre de leurs pratiques selon des modalités conviviales. L’importance apportée à cette convivialité n’est pas sans rappeler l’importance de l’ambiance, si souvent évoquée en analyse institutionnelle.

« Une étape importante est d’expliciter comment chacun travaille dans son institution. Et ensuite, on peut passer par une réflexion commune où on sait de quel point de vue parle chaque personne. »

Troisième modalité : l’aspiration des travailleurs à échanger des manières de voir en termes d’éthique, de valeurs, de projets de société. Le dispositif intersectoriel vient dans ce cas répondre à une recherche de sens.

Ces logiques, souvent peu définies et parfois co-existentes, déterminent bien évidemment les pratiques intersectorielles. Il convient de les repérer car elles appellent des moyens, des temps et des espaces différents et réclament des mandats précis de la part des institutions.

Le dispositif intersectoriel : pour moi d’abord…

Les dispositifs intersectoriels semblent instaurer la personne au centre de leur fonctionnement et les travailleurs qui y sont inscrits paraissent investir le lieu sur base de leurs attentes personnelles, comme une ressource pour trouver ce qu’ils estiment recevoir peu au sein de leur institution en termes de convivialité, de créativité, de valorisation. Cet espace est alors investi comme un en-dehors de l’institution permettant de, parfois, en contourner le cadre et les règles souvent lourdes à porter.

« Ici on nous pousse à être nous-mêmes et donc ça nous renforce et surtout on peut dire des choses. »

Mais, par ailleurs, dans un même temps, les travailleurs expriment leur besoin de se sentir soutenus dans le mandat qui leur est donné au sein de l’espace intersectoriel et qui assure leur place au sein du dispositif. Etre soutenus par l’institution pour pouvoir s’en dissocier afin de la représenter… cette ambivalence semble intéressante à décrypter. Une des hypothèses des chercheurs est que la souffrance au travail des intervenants sociaux face à la complexification des situations, à la vulnérabilité de leur position, à l’urgence à laquelle ils se trouvent confrontés en permanence est déposée dans ce lieu tiers où elle peut être entendue et partagée de par la transversalité des projets dont il y est question.

« Quand on vient dans son équipe avec une nouvelle activité du réseau, on s’imagine qu’elle va le cautionner. Mais il peut y avoir un certain clivage entre ce qui se passe et se dit au sein du réseau et ce qui est avalisé et transmis aux équipes. Se mettre ensemble et parler de quelque chose ensemble, c’est parfois difficile. »

Toutefois, cette ambivalence des travailleurs face au dispositif est accentuée par celle des institutions. En effet, force est de constater que les institutions semblent peu enclines à s’engager vraiment dans des pratiques et des dispositifs intersectoriels qui apparaissent comme une obligation supplémentaire venant s’ajouter à l’insécurité liée aux problèmes de concurrence, de financement et au poids des problématiques internes. Sans doute manquent-elles en leur sein d’une réflexion sur l’approche concertée des situations et probablement ont-elles peu de repères par rapport à ce que suppose la collaboration inter-institutions et intersectorielle. Mais elles ne sont certainement pas aidées en cela par les politiques d’agrément et de financement qui renforcent, au contraire, le cloisonnement des secteurs et la rivalité entre institutions.

Quel cadre ? Pour qui ? Pour quoi ?

« L’institutionnalisation, c’est lorsqu’un travailleur, dans ce qu’il amène dans une situation, n’est plus que l’émanation de son institution. Effectivement, il y a un cadre de travail mais à quel moment peut-il s’en détacher ? En a-t-il l’autorisation, la capacité, la possibilité pour pouvoir se positionner en tant que professionnel ? Un professionnel avec des compétences, avec une déontologie qui peut rejoindre celle des autres… »

Le dispositif intersectoriel est, de par sa nature, un espace de confrontation de cadres et, par nécessité, un lieu générateur de cadre, celui du fonctionnement du dispositif. Ceci questionne bien entendu la fonctionalité de ce cadre.

Lors des MAG, les chercheurs remarquent que cette question du cadre se pose de manière variée au sein des dispositifs. Mais deux choses importantes apparaissent. Les participants pensent qu’un engagement clair de leur institution dans le dispositif intersectoriel favorise le fonctionnement de celui-ci. Pourtant, en même temps, ils se plaignent de la difficulté de porter dans cet espace les enjeux de leur institution. Peut-être, et cela reste une hypothèse, parce que la participation au dispositif peut permettre une remise en question du cadre de leur structure.

Par ailleurs, au sein même du dispositif intersectoriel, la structuration du cadre semble estompée. Quelques éléments récurents apparaissent comme ce qui a trait à l’organisation du travail du dispositif (participation, rythme de travail, organisation des tâches) et la fonction de coordination est prépondérante.

Il est probable qu’ici encore, le rapport peu investi des institutions aux dispositifs intersectoriels entraîne un désinvestissement des questions relatives au cadre et ce d’autant plus que les travailleurs peuvent nourrir ces espaces avec des attentes individuelles fortes.

Or les chercheurs rappellent que l’adaptabilité des cadres de travail peut générer des confusions vis-à-vis des places et des rôles des individus et des institutions. Ils insistent sur le fait que la structuration des dispositifs intersectoriels garantit leur crédibilité, leur reconnaissance et la qualité des rapports avec les secteurs et les institutions et partenaires.

Face à ces éléments, le CBPS et Repères suggèrent une série de pistes qui s’articulent autour de quatre axes :

  • la mise à disposition de moyens pour les dispositifs intersectoriels afin qu’ils puissent se doter d’espaces de réflexion, d’analyse et d’accompagnement ;
  • l’accompagnement des personnes qui coordonnent ces dispositifs ;
  • le renforcement de la formation des professionnels de terrain en matière de dynamique intersectorielle et de leur accompagnement ;
  • la mise en place d’espaces de formation, d’échanges de pratiques, d’évaluation permettant aux dispositifs intersectoriels de se dégager d’enjeux qui ne leur appartiennent pas.

« On avait envie de construire ensemble et, en même temps, rien du tout n’était fixé, et ça… ça c’est gai. On se connait, on a une certaine expérience, on est donc plus fort qu’avant et, en même temps, rien n’est figé. C’est toujours gai ce moment où on rêve ensemble, où on crée ensemble, même si certaines choses ne vont pas se réaliser, ce moment de la vraie rencontre… ».

Pascale Anceaux, CBPS (mars 2015).

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