« Le travail social est aussi politique »

Portrait de Sébastien Gratoir, enseignant à l’IESSID de la Haute Ecole Bruxelles-Brabant, paru dans la Revue BIS n°174 (décembre 2016) : « Travail social et militantisme », pp.21-25.


bis_2_c_benedicte_maindiaux-4.jpgSébastien Gratoir, jeune enseignant à l’IESSID de la Haute Ecole Bruxelles-Brabant [1], également un des initiateurs d’Ecole en Colère, membre de la régionale bruxelloise de Tout autre Chose depuis janvier 2016,… est partout. Professionnel engagé, citoyen acteur, actif, bref bien vivant ! Un après-midi de septembre, place Flagey, Ice tea, tee-shirt et bermuda, soleil oblige. Ou question d’attitude, de tempérament ?… On veut tout savoir : comment naît une initiative telle qu’Ecole en Colère ? Comment devient-on militant ? Comment le vit-on au quotidien ? Pourquoi ? Grâce à quoi ? A qui ?… Petite discussion sans prétention qui revient, l’air de rien, sur l’essentiel : la militance peut se vivre partout. Et sous bien des formes.

Ecole en militance

Sébastien Gratoir n’avait pas l’intention d’aller dans une école sociale pour militer. Loin de là ! « Je postulais aussi dans des associations où je me disais que cela allait être d’office plus militant ». Mais il s’est embarqué dans ce poste de professeur de français parce qu’il aimait tout simplement enseigner, et avec un intérêt particulier pour les sciences sociales, matière étudiée à l’ULB. Aujourd’hui, il explique à ses étudiants comment faire un rapport social, mais aussi comment ne pas être dans les préjugés, comment appréhender les différents types de discours (descriptif pur, argumentation, injonction,…) ; les invite à trouver des points de vue différents à partir d’un même sujet d’actualité, etc.

Jusque-là, rien de révolutionnaire. Tout a vraiment commencé en novembre 2014 avec le nouveau gouvernement Michel. Et un appel du pied de la part des syndicats pour aller manifester : « des gens assez ouverts, critiques sur leur propre institution. C’était très chouette de leur part de nous informer, mais nous avions envie d’y aller sans couleur politique ». Mais alors, sous quelle bannière ?, s’interrogent enseignants et étudiants. « Sommes-nous des anticapitalistes, des mécontents, des gens de gauche ? »… Au final, ils affichent ce qui les rassemble : une école… en colère ! Nom du slogan qui restera plus d’une année inscrit sur une bâche devant l’école. Et c’est le point de départ de l’histoire : une école qui entre en militance.

Question de hasard ? De qui est là à tel moment dans tel ou tel lieu ?… « Le directeur actuel est très ouvert, il trouve que l’école vit parce qu’on discute. Il nous laisse vraiment la pleine liberté d’expression ». Une liberté bienvenue face à un métier qui peut, en fin de compte, être très solitaire. « Nous sommes très isolés en tant qu’enseignant. Quand tu es à temps partiel, tu donnes ton cours et tu t’en vas. Ce qui est intéressant, c’est l’informel dans la salle des profs : entre collègues, on réagit à l’actualité, on ose donner son avis sans être tous d’accord. Certains sont ou ont été assistants sociaux, ils ont un regard critique sur le terrain, sur l’école ; militent en dehors de l’établissement… ». Alors, après l’expérience de la manifestation, il était impensable de s’arrêter en si bon chemin. L’idée est lancée d’ouvrir l’école, le temps d’une AG, autour des politiques sociales. « Il fallait juste rassembler les mails de tous les intéressés et en faire des listings », se souvient le jeune enseignant, que nulle tâche organisationnelle n’effraie.

bis_2_c_benedicte_maindiaux-7.jpgDepuis lors, « Ecole en colère » est devenue grande. « On était jusqu’à 70 en AG avec des gens de l’extérieur, d’autres écoles sociales, des militants, des usagers, des étudiants d’autres écoles, des travailleurs sociaux, des travailleurs en santé mentale,… ». Il y avait un intérêt évident pour ce petit mouvement social. Avec cette question du nom – à conserver ou à faire évoluer – à partir du moment où le groupe était constitué par autant de gens extérieurs que de professeurs et d’étudiants de l’école.

Ecouter pour « dé-former »

Mais non. Pas question de changer de nom, leur dit-on. Il est grand temps que les écoles osent enfin donner leur avis ! Et de partir de lieux où peut se créer un vrai rapport de force… « Quand tu enseignes, tu as un pouvoir : tu fais passer des valeurs, des points de vue. C’est dangereux de ne pas en avoir conscience. Ici, les étudiants voient qu’on est avec eux sur la question du PIIS, etc., on partage notre colère. Bien sûr, l’idéal est d’en faire quelque chose. Mais la colère rassemble, dans un premier temps, pour informer ! Et débattre. Le but n’est pas d’être d’accord, mais de s’éduquer soi aussi. C’est une éducation mutuelle, à l’écoute de l’autre ».

Dans ses cours, Sébastien Gratoir fonctionne de la même manière : il pousse ses étudiants à donner leur avis, à argumenter. « Quelqu’un qui est pour la peine de mort, je préfère qu’il s’exprime et qu’il entende d’autres arguments ; écouter les avis de chacun tout en les respectant permet de changer les regards ». Selon lui, il faudrait prévoir un an ou deux de « dé-formation » des étudiants de première année avant d’entamer la formation d’assistant social à proprement parler. Baignés dans les termes ‘intégration’, ‘activation’,… Nombreux sont les futurs assistants sociaux qui confient se lancer dans ces études pour ‘mettre les personnes sur le droit chemin’. « Je ne vais pas d’emblée tenter de les convaincre de quoi que ce soit, mais amener la discussion : « c’est quoi, selon toi, le droit chemin ? Que veut dire « intégrer » ? Il y a déjà tout un système médiatique, un lexique à réapprendre. L’important est de comprendre d’où vient la personne… sinon c’est foutu ! ».

Cette attitude d’écoute, l’enseignant l’a expérimentée auparavant dans une association d’aide aux réfugiés dans le cadre d’un projet de sensibilisation à la réalité des réfugiés, jusqu’en 2012. Peu informé sur la question des migrants, c’est là qu’il se politise. « Parfois, des personnes racistes venaient aux sensibilisations. J’avais tout à perdre de me braquer, je tentais plutôt de les comprendre : « pourquoi pensez-vous ça ? Vous est-il arrivé quelque chose ? Avez-vous été agressée » ?… Je trouvais la démarche passionnante ! ».

Lui-même avoue, sans détour, avoir été imprégné d’un certain nombre de préjugés durant son enfance : la fréquentation d’un collège ‘très blanc’ à Jette, « sans doute composé de trop peu de mixité pour se poser les bonnes questions » et « des parents généreux, mais pas politiques » ne le prédestinait pas à un parcours engagé.

Après, c’est une affaire de rencontres, de lectures, d’intérêts divers. Attiré par le domaine artistique, il fait partie d’une association de clowns dans les hôpitaux. En 2009, il se lance dans une formation de deux ans en théâtre-action. Et là, c’est un déclic : « des idées que j’avais en moi, mais encore peu exprimées, trouvaient un argumentaire ». En 2013, il décide de faire une pause professionnelle de 8 mois et part en voyage au Québec. Avec un côté « rien à perdre », il soutient toutes sortes de causes et fréquente tous types de gens : manifestations avec les étudiants, des autochtones, bénévolat avec des sans domicile fixe, improvisations,… Et réalise qu’il ne faut pas tout savoir pour être touché par les injustices, les oppressions,… Il suffit d’aller écouter.

A chacun son style d’engagement

A son retour, il quitte l’association d’aide aux réfugiés pour plusieurs raisons, mais entre autres … parce qu’il souhaite travailler dans une institution avec une plus grande implication politique. « Je ne pouvais pas tout dire. Notamment, par rapport à l’Europe et à son système de protection des migrants, à la sécurisation des frontières, etc. Je voulais apporter un regard critique, mais comme nous étions subsidiés par l’Europe, c’était délicat d’en parler ». Selon lui, certaines associations sociales pourraient être plus militantes, mais elles sont trop souvent coincées par leurs subsides, la politique. « C’est tout le paradoxe des mouvements qui critiquent le système mais vivent encore dedans ! Pareil pour moi, en tant qu’enseignant dans une Haute Ecole subventionnée par la Communauté française, salarié, mais pas nommé, à temps partiel, donc inévitablement en concurrence. Nous voulons intervenir dans des lieux d’oppression – sur les usagers et les travailleurs – comme le CPAS, mais dans les écoles elles-mêmes, des personnes à temps plein n’en peuvent plus ! On ne peut pas en faire totalement abstraction. Pour le moment, je ne sens pas vraiment le danger, mais je suis conscient qu’il existe. Si j’avais des enfants, une maison, peut-être que j’aurais plus peur… ».

Raison pour laquelle il ne juge pas les autres. « Chacun peut faire du militantisme à sa manière, visible et invisible. On peut soutenir des actions en les diffusant simplement par mail, en marquant son accord sur tel ou tel événement par un simple message d’encouragement. Moi, j’ai le temps de militer ! C’est loin d’être le cas de tout le monde, en premier pour ceux qui sont dans la survie… ». Il le reconnaît « militer est un luxe aujourd’hui… ou un dernier recours ! ».

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Un flou confortable

Mais, même avec du temps devant soi, comment avancer avec un groupe si disparate, informel, indéfini tel que « Ecole en colère » ? Ne se confronte-t-on pas à un « informel bricolé perpétuel », un brin épuisant ?… Pour toute réponse, il cite Fatima Zibou, sociologue présente lors de l’AG régionale bruxelloise de Tout Autre Chose en septembre 2016, et qui rappelle combien « pour définir ce qui nous rassemble (parlant des peurs du ‘Belge’ à propos de ‘l’étranger’, ndlr), on doit d’abord définir ce qu’on est nous, ce qui nous rassemble : nous sommes les 99%, les oppressés. Si nous ne voyons pas nos points communs et qui est l’ennemi commun, alors on se sépare, on s’épuise, on s’éparpille ».

Second ingrédient important : se permettre d’être lent. [2] « Dans les débuts de « Ecole en Colère », nous nous sommes mis d’accord sur notre fonctionnement, nous avons beaucoup discuté, notamment de nos idéaux politiques, nous avons rédigé les 10 balises (Lire p.) comme point de ralliement ». « Dès le départ, je ne voulais pas trop nous définir comme un groupe, mais plutôt comme un espace-temps. Tout le monde peut être en colère, peut proposer quelque chose. Il n’y a pas de membre, de coordinateur, il n’y a pas de règles ». Avec ses avantages et inconvénients. Mais pour l’initiateur, c’est « un informel assez confortable. Je ne prends pas les décisions tout seul, elles se prennent d’elles-mêmes : inviter tel intervenant, faire un débat sur tel sujet,… A partir du moment où je m’inscris dans les balises communes, les autres me font confiance et inversement ». « Je prends une décision, mais je reste ouvert à ce qu’on m’arrête, à n’importe quel moment »… Jusqu’à présent, personne ne l’a encore fait ! Juste quelques remarques à propos de l’une ou l’autre proposition émise, notamment cette idée de faire une occupation d’un CPAS sans autorisation ou de se faire membre de certains mouvements. « Je me suis remis en question. Certains ont la crainte de se faire approprier les choses, c’est une peur à prendre en compte ».

« La militance n’est pas séparée du travail social »

Et aujourd’hui : quelles sont les attentes pour « Ecole en Colère » ? Comment envisager l’avenir ? Quelle étincelle pour faire changer la société ?… « Une nouvelle action se prépare pour dénoncer le risque de disparition du secret professionnel (dans le cadre de la lutte contre le radicalisme, ndlr). Ce sera une action « choc » artistique et symbolique : l’école sociale sera transformée pour un petit temps en… école de police pour dénoncer le risque de devenir uniquement des contrôleurs !
Pour en revenir à l’étincelle, ce n’est pas le genre de question que je me pose tous les jours. Que ce soit pour Ecole en Colère, Tout Autre Chose ou encore pour enseigner le travail social, tout ceci n’a finalement du sens – individuel, mais surtout collectif – qu’à partir du moment où il y a bien une idée politique derrière. Pour cette raison, la militance, selon moi, n’est pas séparée du travail social. C’est le système qui sépare le culturel du social, de l’éducation. Mais tout est dans tout. Et le point commun est que tout cela EST politique… Le travail social est politique, sinon tu fais du travail administratif ».

Stéphanie Devlésaver, sur base de l’interview de Sébastien Gratoir, septembre 2016

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