« Monsieur le Premier Ministre, on a des choses à vous dire. Pas mal de choses, en fait »

3 lettres ouvertes adressées à notre Premier Ministre, Charles Michel, en ce début d’année 2018:

-Opinion de Paul Hermant, publiée le vendredi 05 janvier 2018 sur le site de la RTBF

– Lettre ouverte des frères Dardenne au chef du gouvernement et à ses ministres Mise en ligne le 2/01/2018 sur le site web du Soir, Jean-Pierre et Luc Dardenne, cinéastes

– Opinion de Pierre Mertens, écrivain, juriste spécialisé en droit international, Benoît Scheuer, sociologue et Bernard Maingain, avocat publiée le mardi 09 janvier 2018

Opinion de Paul Hermant

Paul Hermant est, entre autres choses, créateur de l’Opération Villages Roumains et de Causes Communes, co-fondateur du G1000 et ancien chroniqueur pour la Première.

Monsieur le Premier Ministre,

Le drame politique majeur que nous vivons, ce n’est pas seulement l’acceptation du mensonge et de l’estompement comme mode de régulation gouvernemental.

Le drame politique majeur que nous vivons, ce n’est pas seulement cette cruelle spectacularisation rayonnante des chiffres du malheur causé et des vies broyées.

Le drame politique majeur que nous vivons, ce n’est pas seulement la variabilité de Droits de l’Homme qui seraient désormais des presque droits de l’homme, avec des presque droits et des presque hommes.

Le drame politique majeur que nous vivons, ce n’est pas seulement la légitimation du tiers qui justifierait le quart et de la moitié qui ne serait pas la demie, ainsi qu’il en irait de ce pays, le Soudan, qui à vous entendre n’équivaudrait pas à ses provinces et de ces provinces qui ne seraient pas le pays.

Le drame politique majeur que nous vivons, ce n’est même pas de nous dire que nous-mêmes vivons effectivement de plus en plus dans un pays qui n’équivaut plus à ses régions et dont les régions ne font pas un pays.

Tout cela, Monsieur le Premier ministre, c’est du drame politique, mais ce n’est pas le drame politique majeur auquel vous nous condamnez.

Le drame politique majeur auquel vous nous condamnez est de vivre dans un présent toujours recommencé où demain n’existe pas.

Vous n’envisagez pas demain. Vous envisagez sans doute et très certainement l’année prochaine, celle des élections, mais vous n’envisagez pas demain.

Si vous envisagiez demain, ça se verrait déjà aujourd’hui.

Mais nous ne voyons rien que de petits arrangements, de tristes estompements, de grands accommodements.

Tout cela, ce n’est pas demain.

Demain, je peux vous le dire, viendront des femmes, des hommes et des enfants en grand nombre, dans un nombre infiniment plus important qu’aujourd’hui. Ils et elles chercheront, comme nous aussi nous le ferons, de quoi assurer un avenir imaginable. Vous ne pourrez fermer aucune porte, édifier aucune muraille, construire aucun mirador. Nous serons des millions à nous chercher un avenir tout petit parce que le monde lui-même aura diminué sa grandeur et amenuisé sa beauté.

Je vous parle des changements que le climat nous fera. Ils ne laisseront aucune chance à celles et ceux qui auront refusé de les prévoir et de les prévenir.

Votre gouvernement pense que ce sont les riches qui feront l’avenir. Mais votre gouvernement se trompe. L’avenir sera fait par les pauvres.

Pourtant, parmi toutes ces chances dont vous nous privez, il en existe une que vous pourriez saisir. Nous avons la chance que les femmes et les hommes qui forment l’avant-garde des peuples qui viendront demain nous viennent aujourd’hui sans arme, sans colère, presque sans rancœur. Pour des gens dont l’errance est la conséquence de drames dont les politiques que vous prônez et que vous soutenez sont en grande partie la cause, c’est plus qu’honorable.

Ils sont humbles et se contentent de peu. Ils sont encore peu nombreux. Ils nous donnent cette chance inouïe de préparer demain.

Votre gouvernement ne l’a pas compris. Votre gouvernement ne comprend pas. Votre gouvernement pense que ce sont les riches qui feront l’avenir. Mais votre gouvernement se trompe. L’avenir sera fait par les pauvres.

Chaque femme, chaque homme qui arrive parmi nous devrait nous être une leçon. Nous devrions apprendre, car c’est d’apprendre que nous avons besoin.

Des gens qui, dans ce pays, ont bien compris cette urgence politique que vous ne voyez pas se sont mis au travail sans vous.

Vous les amenez à le faire aussi contre vous.

Ceci, Monsieur le Premier ministre, est de votre responsabilité.

Vous êtes comptable du fait que des gens choisissent de se charger eux même d’un avenir que vous leur refusez.

Après, vous pourrez bien aller aux élections, comme on va au diable.

Paul Hermant

A lire aussi sur le site de la RTBF.

Lettre ouverte des frères Dardenne

Les frères Dardenne, réalisateurs, scénaristes et producteurs, prennent la plume pour s’indigner dans le dossier soudanais. Ils interpellent Charles Michel. Pour eux, Theo Francken doit démissionner.

Si votre gouvernement avait le sens de la responsabilité politique, il aurait déjà demandé, c’est-à-dire obligé, son Secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration de démissionner sans entrer dans des discussions relatives à des enquêtes dont les résultats seront toujours contestables, ou à ses erreurs, fautes, manquements déontologiques, mensonges qui, certes, ne sont pas rien mais qui relèvent d’une responsabilité pénale et non pas d’une responsabilité politique. Le membre d’un gouvernement qui démissionne au nom de la responsabilité politique ne le fait pas parce qu’il reconnaît qu’il a personnellement commis ou non une erreur ou une faute mais parce qu’il juge, au vu d’une situation politique particulière, que son maintien au gouvernement décrédibilise celui-ci en même temps que sa fonction de représentant. Au cas où ce représentant n’a pas ce sens de la responsabilité politique – ce qui semble être le cas de votre Secrétaire d’Etat, Monsieur Francken – le Premier Ministre soutenu par la majorité de son gouvernement décide de le démissionner.

Pourquoi votre gouvernement ne prend-il pas cette décision ? Pourquoi dit-il attendre les résultats d’une enquête dont l’indépendance et les résultats resteront toujours contestables car menée avec la collaboration d’un Etat non démocratique ne respectant pas les droits politiques de ses citoyens et désigné par les observateurs internationaux comme pratiquant la torture ? La réponse à cette question semble trop évidente : vous, Monsieur le Premier Ministre et la majorité de votre gouvernement, donnez raison au Secrétaire d’Etat concernant le rapatriement des réfugiés soudanais ou plus précisément n’osez pas lui donner tort car la question des migrants est électoralement sensible, beaucoup trop sensible. La preuve : la cote de popularité du Secrétaire d’Etat dans l’ensemble du pays, Flandres, Bruxelles, Wallonie. De quoi faire peur à tous les membres du gouvernement, qu’ils soient francophones ou flamands.

C’est face à ce constat d’une faillite du sens de la responsabilité politique, à ce qui nous paraît être un pur calcul électoral témoignant d’un manque de courage politique de votre part que nous avons décidé d’écrire ces quelques lignes pour vous dire notre incompréhension et notre colère de citoyens. Pourquoi Monsieur le Premier Ministre, pourquoi Mesdames et Messieurs les Ministres du Gouvernement ne reconnaissez-vous pas clairement que le fait d’avoir renvoyé des demandeurs d’asile dans un Etat non démocratique pratiquant la torture est politiquement et moralement inadmissible ? Pourquoi ne reconnaissez-vous pas que vous n’avez pas mesuré l’indignité et l’injustice de cette décision prise par votre Secrétaire d’Etat qui, de plus, ne vous aurait pas correctement informés ? Pourquoi, au nom de la responsabilité politique, ne décidez-vous pas de contraindre ce Secrétaire d’Etat à la démission ? Pourquoi ne témoignez-vous pas d’un courage politique qui vous fasse passer outre la crainte d’un électorat qui pourrait vous sanctionner ? Est-il plus important pour les représentants d’un Etat démocratique de parier sur la peur et les préjugés de ses citoyens ou de parier sur leur éducation à la justice, au respect des droits humains fondamentaux ?

Le moment est grave parce qu’il concerne un principe que tout Etat de droit se doit de respecter : on ne peut rapatrier des demandeurs d’asile dans un Etat pratiquant la torture, dans un Etat où la torture pour ces rapatriés est possible. Continuer de transiger sur ce principe en s’en remettant aux résultats d’une enquête sur la torture effective ou non de ces rapatriés serait tout simplement indigne et ne témoignerait pas seulement de votre perte du sens de la responsabilité politique mais aussi de votre perte du sens de l’honneur, le vôtre et le nôtre, celui de vos citoyens et citoyennes épris de justice pour lesquels la torture reste le pire déshonneur de l’humanité. (source)

A lire aussi sur le site du journal Le Soir.

Opinion de Pierre Mertens, écrivain, juriste spécialisé en droit international, Benoît Scheuer, sociologue et Bernard Maingain, avocat

Messieurs Michel et Francken, la rue de la Loi est en deuil

Le vol venant du Caire a entamé sa descente. Certains se regardent. Leur appréhension est palpable. D’autres, repliés dans leurs idées, regardent au-dehors, l’air est ocre, trouble. Atterrissage à Khartoum. File d’attente pour les passeports. Trois hommes en civil mais ostensiblement armés s’avancent vers « eux », ils vérifient les identités et demandent de les suivre. Ils quittent la grande salle des arrivées par une porte dérobée. Renvoyés au Soudan par un gouvernement, le gouvernement belge. Qui l’eût imaginé ?

La réalité est là, incontournable, terrible : l’Etat belge, en violation du droit international qui interdit de renvoyer une personne vers un pays où il y a des raisons de craindre pour elle un traitement inhumain et dégradant, a expulsé des individus vers le Soudan en connaissance des risques qu’ils y encouraient et qui étaient longuement détaillés dans une note du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides datée du 24 octobre. Theo Francken et son administration ont-ils sciemment ignoré cette note du CGRA ? Ils doivent rendre des comptes.

Le droit international est pourtant très clair : que des individus aient demandé ou non l’asile à la Belgique, si le risque de mauvais traitements existe, comme l’a rappelé François De Smet, Directeur de Myria (Centre fédéral Migration), l’Etat a l’obligation de ne pas expulser. Le doute profite à l’Autre, à l’expulsé en puissance.

Monsieur Michel dit attendre les résultats de l’enquête mais, quels que soient ces résultats, Theo Francken a violé l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’Homme car c’est le RISQUE de mauvais traitements qui interdit l’expulsion. Que celle-ci soit suivie ou non de tortures effectives, cela ne change rien : Theo Francken a, d’ores et déjà, violé le droit international.

Le risque existait. Il le savait. Il a passé outre.

Et le gouvernement de Monsieur Michel assume cette violation du droit des gens par un secrétaire d’Etat qui joue de façon si perverse avec la Loi et cède à l’irrésistible tentation de renvoyer l’Autre.

Visiblement, le doute sur le risque n’a pas bénéficié aux expulsés soudanais. Les enquêtes promises aux parlementaires n’offrent aucune garantie d’investigation à l’abri de toute pression – à Bruxelles ou à Khartoum – et la référence à l’Europe sert ici de robe prétexte à Charles Michel, pour cacher des dessous bien peu reluisants car le référent éthique ne se fonde pas, jusqu’à nouvel ordre, sur le conformisme politique avec les pratiques non orthodoxes de certains voisins. C’est de nous, de notre Etat belge qu’il est question ici.

Parlons clairement : il s’agit ni plus ni moins de « non assistance à personnes en danger ». Theo Francken évoque « des erreurs » : quel euphémisme ! Theo Francken a menti à l’assemblée parlementaire… Quelle perte du sens ! Et le Premier ministre blanchit le produit électoral de cette dérive, sans écoute pour ceux qui témoignent du franchissement de l’inacceptable. C’est là la ligne rouge que la quête irrépressible de résultats électoraux semble occulter jusqu’au 16 rue de la Loi, cette Loi qui doit être en deuil en ces jours de violence politique sans état d’âme.

Mais, dans leur sommeil, pensent-ils parfois aux personnes qu’ils ont renvoyées à Khartoum ?

Theo Francken, mais aussi tous ceux qui sont auteurs, coauteurs et complices de cette prise de risque en connaissance de cause, devraient rendre des comptes devant la Justice. La torture et les traitements inhumains et/ou dégradants sont les traitements honnis de la Loi séculaire qui protège la personne dont la seule et ultime ressource est l’enveloppe de son corps …

Puissions-nous nous tromper, leur éviter les mauvais traitements et la torture, et nous limiter uniquement à la question de la Loi, c’est-à-dire les « risques » déjà suffisants pour arrêter l’exportation des Autres, leur expulsion, leur déportation au Soudan…

Mais tout avait commencé en octobre, déjà, par la divulgation d’une photo de Theo Francken et d’un membre des services soudanais auquel il avait demandé de l’aide pour trier les personnes du Parc Maximilien afin, selon ses termes, d' »éviter un second Calais ». Rappelons que le président du Soudan, Omar El-Béchir est poursuivi par la Cour Pénale Internationale pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes de génocides à propos du Darfour. Excusez du peu ! L’Etat belge n’a pas été troublé de demander la collaboration des services de sécurité d’un Etat dirigé par cet homme, d’un Etat considéré par des experts de valeur comme présentant des risques majeurs de pratiques de torture et de traitements inhumains et dégradants. Il y avait là déjà matière à plus que de la perplexité…

Mais on a été un pont plus loin. L’on est passé à l’action… Des personnes ont été expulsées en violation des interdits fondateurs. Des mensonges sont proférés au Parlement. L’on commande une enquête et ce faisant, l’on déplace sans état d’âme le curseur de la Loi avec l’aval du 16…

Mais la Loi, telle qu’interprétée par la Cour de Strasbourg, n’avait pas été adoptée par hasard lorsqu’elle évoquait des risques. Elle n’est pas le produit d’une divagation de gauchistes soixante-huitards… Elle est façonnée, depuis des décennies, dans un consensus où des libéraux éclairés ont pris part au travail de rédaction aux côté de chrétiens démocrates et de socialistes. Elle est cette bâtisse du vivre ensemble universel où les pères de l’Europe, les meilleurs philosophes et des autorités religieuses…, comme aussi le pape François, se retrouvent dans une même vision du bien commun. C’est cette ligne rouge là que le nationalisme exacerbé a toujours franchie allègrement. Nous ne pensions pas que des héritiers de la tradition humaniste préféreraient des accommodements « raisonnables » et des pactes honteux pour engranger des voix tentées par le populisme, ces voix qu’il faudrait plutôt convaincre de la pertinence du respect de l’Autre, même s’il est soudanais, et du respect de la Loi fondamentale, même si elle date de bien longtemps.

Tous les démocrates doivent réagir très fermement : nous refusons cette société qui bouge les lignes du respect de l’Autre, de sa mise en danger sans état d’âme, et tous les entrepreneurs de haine et leurs complices doivent être inlassablement combattus.

La grâce du politique c’est son courage. Rien n’interdit de prendre la mesure politique de cet enjeu historique. Il suffit d’un peu de courage, y compris au 16 de la rue de cette fameuse Loi.

A lire aussi sur le site de La Libre Belgique.

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