Economie sociale et militante : du « 1336 » dans votre tasse ?

Lorsque le CBCS aborde les questions sociales, son approche est souvent de traiter de la lutte contre les inégalités ou des difficultés d’accès aux droits sociaux. Changement de registre ici, avec un exemple de lutte citoyenne menée en amont des dispositifs de réparation et qui réussit à mettre à mal le modèle économique dominant. Un autre monde est possible.


Le tilleul de nos tisanes serait aujourd’hui importé d’Amérique Latine pour être découpé en Allemagne et mis en sachet en Pologne. Massivement, mais pas complètement. Des anciens travailleurs de l’entreprise de thé « Fralib », filiale du groupe Unilever, ont dit « non » à ce système de délocalisation. 1336, c’est le nombre de jours qu’a duré la lutte sociale entre anciens employés de l’usine et la multinationale pour faire revivre le tilleul de Buis Les Baronnies, entre autres. Et conserver l’emploi au sein d’une société de coopération ouvrière provençale de thés et infusions, la Scop-TI.

Du Havre à la Provence

En 2010, une usine de thé du groupe Unilever située à Géménos, dans l’arrière-pays marseillais, annonce vouloir délocaliser son implantation vers la Pologne. Une de plus. Avant elle, l’usine du Havre avait subi le même sort : elle fermait, histoire de conserver la fabrication de thé noir à… Bruxelles ! Au fond, c’est déjà le début de l’histoire. Ce n’est pas moins d’une centaine d’ouvriers reclassés dans le groupe du géant de la grande distribution qui se voit contraint de migrer de la Normandie vers Marseille. « Ce qui permettait à Unilever d’être juridiquement dans les lignes », raconte Olivier Leberquier, actuel directeur général délégué de Scop-TI et lui-même ancien Normand. « On est descendu en 98 à 53 familles », se souvient-il. Premier coup dur. Premières résistances. Et si cette fois-là, la lutte n’a pas été gagnée, un terreau propice à la résistance organisée et solidaire se prépare : un fort taux de syndicalisation, mais aussi une bonne connaissance de la situation économique de l’entreprise. En 2009, 2 études sont réalisées par des experts économiques. Elles mettent en lumière une parfaite santé de l’entreprise… Avec pourtant des conditions de travail qui se dégradent. Olivier Leberquier témoigne : « En 1989, les salaires étaient à 46% au-dessus du SMIG (salaire minimum en France) pour tomber à 3% au-dessus du SMIG en 2009 ! Que pèsent nos salaires pour une boîte de thé fabriquée par Unilever ?, se questionne-t-il. [1]

De précieuses cartes en main…

Bref. Quand Unilever annonce son départ en 2010, les travailleurs s’exclament : « nous, on continue ! » Un véritable cri du cœur. Ce qui ne les empêchera pas d’entrer dans une lutte particulièrement longue et au rapport de force trop souvent inégal. Mais ils gardent le cap. Avec pour objectif : maintenir l’activité industrielle et les emplois ! Ils lancent des pistes pour une proposition alternative à la fermeture du site et ont le soutien de collectivités (mairies, Région,…). De l’éventualité d’un repreneur potentiel à l’idée d’inventer une toute nouvelle forme juridique, c’est finalement le modèle coopératif de la Scop qui l’emporte. « Ce n’est pas forcément la panacée, mais c’est le modèle qui se rapproche le plus de nos valeurs », relativise le « patron » qui préférerait de loin laisser tomber les titres de fonction. « Dans ce modèle, nous sommes malheureusement obligés d’avoir un organigramme hiérarchique ». Mais, au quotidien, si le pilotage administratif et opérationnel est réalisé par un comité de 3 personnes, ce sont bien les 47 coopérateurs (sur 59 travailleurs) qui ont la souveraineté pour toutes les grandes décisions (réunions 1 fois par mois, organisées sur le temps de travail, etc.).

Parallèlement à cette mise en place d’une alternative, le combat juridique avec Unilever se poursuit. L’usine est occupée par les travailleurs en 2012, de manière illicite mais bien obligée. Et la multinationale ne se prive pas pour tenter la carte de la désolidarisation : elle augmente les indemnités de licenciement, de 60.000 euros, elles passeront à 90.000… Au final, ce sont 48 travailleurs qui resteront fidèles à leur usine. Chacun obtenant des indemnités de licenciement, accompagnées de 100.000 euros complémentaires. L’usine, quant à elle, est récupérée avec l’ensemble de ses machines en parfait état de fonctionnement (d’une valeur de 7 millions d’euros), pour un franc symbolique. Belle victoire !

L’activité peut donc se poursuivre, avec 2 filières : l’une, traditionnelle, destinée à la grande distribution – nécessaire pour la rentabilité du projet et garantir un certain volume d’activités – ; l’autre, la « 1336 », leur nouvelle marque qui favorise le local [2], le circuit court, le bio et qu’ils souhaitent, à terme, répercuter sur le reste de la gamme. « Pour l’ensemble de nos filières, nous travaillons avec des produits naturels : nous fabriquons du thé vert à la menthe et pas de la menthe au thé vert », tient fièrement à préciser le coopérateur. En d’autres mots, même si tout n’est pas 100% bio et local (la camomille vient d’Egypte, par exemple), halte-là aux arômes de synthèse ! « Avant d’être assassinées par de grosses filiales telles qu’Unilever, la totalité des plantes aromatiques étaient cueillies en France, rappelle le responsable de Scop-TI : le tilleul, la menthe, la verveine,… Moins la plante est ballottée, plus elle rendra de la saveur. Sans parler de l’empreinte carbone ! Notre volonté est donc de rétablir des circuits les plus courts possibles, non pas pour être « made in France » à tout prix, mais pour continuer à faire vivre une entreprise et qu’elle soit une source d’émancipation, voire même un lieu culturel ». [3]

« Par la force du collectif »

Tous les ans, sort également un millésime de thé militant pour marquer l’histoire de l’usine, comme pour être certains de ne pas oublier. Mais comment pourraient-ils oublier ?… « Cette lutte de 3 ans et demi a finalement joué en notre faveur pour la construction du projet, se félicite Olivier Leberquier. Pendant l’occupation de l’usine, chacun a pris sa place, la vie s’est réorganisée naturellement pour maintenir les outils en bonne marche, pour gérer la production et la maintenance. L’un développe une passion pour la sécurité et suit des formations à ce sujet pendant ses périodes de licenciement : mise en place d’un plan de sécurité, etc. Lors de la reprise de l’activité, cette personne a naturellement pris ce poste. C’est le même type de parcours pour la responsable de laboratoire actuelle qui, d’ancienne cadre dans l’usine, est aujourd’hui employée dans la coopérative ».

Il y a aussi eu des rencontres avec des personnalités inspirantes telles que Charles Piaget en 2013, le rapprochement avec l’Union des Scop en 2012,… « On jette un oeil sur des histoires similaires à la nôtre».

Ce qui ne signifie pas pour autant que tout est gagné, il reste encore de multiples défis à relever. Parmi ceux-ci : se réinventer, s’approprier leur propre vocabulaire au lieu d’utiliser celui des structures capitalistes qu’ils dénoncent et enfin, pérenniser l’usine. Ce qui est encore loin d’être acquis. « C’est pour cette raison que nous sommes en Belgique en ce mois de février, explique le responsable de la Scop-TI. On voudrait développer le plus possible notre réseau alternatif ».

Quel dialogue ?

Et, l’occasion était trop belle, ils en ont également profité pour rencontrer les syndicalistes de Caterpillar lors d’une rencontre organisée à Charleroi. Le message qui leur était destiné se voulait encourageant. Mais venait aussi souligner, presque malgré eux, les failles du système de dialogue mis en place entre direction d’entreprise et travailleurs, dans le cadre, pour la Belgique, de la fameuse loi Renault [4]. Si les travailleurs de Fralib ont pu organiser leur résistance, c’est notamment grâce à ces informations qu’ils détenaient sur la santé de leur propre entreprise. Côté Caterpillar, Olivier Valentin, représentant de la CGSLB, insistait sur les ondes de la Première en ce mois de février sur l’hypocrisie de cette loi : « comme si les négociations étaient possibles mais, en fin de compte, les dés sont pipés d’avance. (…) Un réel partage de l’information stratégique sur l’entreprise serait essentiel pour avoir plus en main l’avenir de son entreprise et comprendre ce qu’il s’y passe », concluait-il. Actuellement, les raisons des fermetures d’usine et de décisions de restructurations restent la plupart du temps incomprises par les premiers concernés, à savoir les travailleurs licenciés.

La lutte des Fralib ne dit pas autre chose. Enfin si. Elle affirme qu’à partir de cette première condition de partage d’informations – dans ce cas-ci, précieusement préservées et démultipliées grâce à la force d’une lutte collective -, il devient alors possible de construire un véritable rapport de force et de commencer à rêver. [5]

Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl, 28/02/2017

Pour vous réveiller les papilles :

Le Comptoir africain s’occupe de la vente des thés et infusions « 1336 », pour la Belgique.

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