Exil, migrations, … considération ?

« Exil et migrations. Entre frontières et hospitalité, quelles places pour les migrants parmi nous ? ». [1] Tel était le point de départ de la journée d’étude proposée le 26 avril 2019 à la Haute école Galilée. Petit tour exploratoire de manières de prendre soin, de reconnaître, de nommer, de rencontrer. Et d’accueillir ?


La frontière (l’étranger) comme une menace …

Nous avons entendu parler de frontières, bien sûr. La frontière comme ligne, limite physique qui sépare, sur laquelle on peut ériger une barrière. Mais pas que. Pour Stefan Le Courant, anthropologue (Babels, [2]), cette image serait trop restrictive. La frontière est aujourd’hui moins un instrument de limite géographique que de gouvernance des populations, le lieu où s’effectue le tri des individus. Où il est plus facile de passer pour certains que pour d’autres.

Il était aussi question de frontière comme lieu hautement militarisé, érigée par la force publique ; défaite, pour partie, par les exilés et par des citoyens résistants. Des collaborations informelles – refuges, consultations médicales gratuites, … – contribuent au déplacement des frontières, selon Chloé Allen, anthropologue, (LAAP-UCL). « Certains citoyens créent du dedans alors que les politiques créent du dehors. Enfreindre les règles, c’est reconstruire et questionner les logiques humanitaires », témoigne la chercheuse, à partir de son travail réalisé à la frontière entre l’Italie et la Suisse, à Briançon (Hautes Alpes). Là où des solidarités anarchistes et citoyennes se sont mises en place suite notamment à la découverte de plusieurs corps retrouvés à la fonte des neiges au printemps 2017. Là où la frontière est particulièrement dangereuse à franchir et où les contrôles de la police rendent la traversée encore plus périlleuse (mort d’une jeune Afghane lors d’une course poursuite avec les forces de l’ordre).

Après la frontière physique à traverser, la frontière peut prendre aussi d’autres contours, d’autres visages. Sans papier, sans travail, sans diplôme, autre couleur de peau, autre sonorité de nom de famille, … « La frontière, elle est sur mes doigts et dans ma poche », résume un exilé en sortant de sa poche un bout de papier froissé avec l’ordre de quitter le territoire. Et si la frontière peut s’élargir un peu à certains moments ; si les solidarités peuvent s’étendre du local au transnational, « faire de l’humanitaire ne suffira pas », assure Ann Grossi, ethno-photographe et tutrice de jeunes MENA. Suite à son expérience d’hébergement d’un adolescent d’origine afghane, elle témoigne de la criminalisation des hébergeurs et insiste sur la nécessité de « changer les cadres politiques ». « On peut les accueillir et les aider à tenir la tête hors de l’eau, mais c’est tout ».

Effectivement, dans la contexte politique actuel, l’étranger est considéré avant tout comme une menace dans laquelle la quête de papier est une quête bien solitaire. Chacun doit prendre sa place au détriment des autres dans une compétition absurde et arbitraire à la régularisation. Pour les migrants, cela signifie être sur le qui-vive en permanence : de qui doit-on se méfier ? Qui va incarner la frontière ? D’où, la difficulté de construire des actions collectives.

On parle ici d’une politique migratoire (ou d’une absence de politique) qui désolidarise, qui fragilise les personnes en les laissant en rétention. Dans un temps suspendu. Dans des non-lieux. Une politique qui produit elle-même des clandestins ; qui à la fois régularise et expulse. « Paradoxalement, les frontières, en se durcissant, ne font qu’enfermer plus longtemps les gens dans le pays qui veut les en chasser ! » [3] fait remarquer Stefan Le Courant.

Le silence comme droit

Alors, que fait-on ? Au quotidien, comment les professionnels du social et de la santé peuvent intervenir ? Dans cette pagaille de souffrances, de peurs, d’espoirs déçus. Après toutes ces traversées de diverses frontières, de départs, de déracinements. « Quelle vie reste à défendre quand le corps a été torturé, affamé, anéanti? Quand la parole a été non entendue ? Quand il faut toujours être sur ses gardes ? », s’interrogent les professionnels – psychothérapeutes, anthropologues, … – réunis à l’occasion de cette rencontre.

Pour Ulysse, Service de Santé Mentale qui accueille des personnes exilées [4], c’est avant tout « faire demeure ». C’est pouvoir tout entendre, mais sans forcer la parole. C’est aussi respecter leurs silences. Accompagner, en équipe, la personne là où elle se trouve, là où elle est arrivée. Très concrètement, c’est donc aussi proposer de l’accompagner en entretien au Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA, [5] même si la procédure est jugée illégitime : « la procédure d’asile est censée vérifier que la personne n’est pas un « faux » réfugié », explique Alain Vanoeteren. « Le problème, c’est que cette décision administrative ne peut s’appuyer sur beaucoup de documents ou preuves factuelles. La personne, persécutée dans son pays d’origine, a souvent déjà changé d’identité, perdu ses papiers, etc. D’où, l’essentiel des preuves se base sur l’analyse du récit autobiographique de la personne ». Le principe : un fonctionnaire, censé connaître le contexte sociopolitique du pays d’origine, reçoit la personne pendant 4 à 8h d’entretien individuel pour lui faire raconter son histoire. « Cette procédure, seul cadre qui permet d’obtenir une présence légitimée sur le territoire, ne tient cependant pas compte des persécutions subies et de leurs conséquences sur la personne : reviviscences diurnes (une odeur peut par exemple suffire à faire revivre l’horreur vécue) et nocturnes (cauchemars), sensation de danger permanent, troubles de la concentration, etc. Le processus de mémoire est donc très peu adapté pour relater ce qui s’est passé. La reconstruction personnelle est biaisée par un certain état physique et psychique dont il n’est pas tenu compte, d’autant plus face au stress généré par l’enjeu d’un tel interview ». Certains s’entendront dire « ce que vous dites n’est pas crédible », « il est clair que vous travestissez la réalité », d’autres préfèreront se taire, ne pas raconter, ne pas se souvenir.

Comme face à une impasse, ces personnes se confrontent alors à l’impossibilité de pouvoir répondre à une exigence qui est pourtant vitale pour leur propre vie. Pour le directeur d’Ulysse, la procédure est tout simplement « discriminante et discriminatoire ». Si, en tant que clinicien, il ne peut se substituer à une logique étatique, cela ne l’empêche pas de rêver à une procédure qui prendrait en compte l’expertise d’autres acteurs – professionnels de la santé, santé mentale, social, … – plutôt que de se baser sur la seule parole de l’exilé. Une procédure qui ne contesterait pas systématiquement la parole du professionnel de soins.

Les mots pour refaire sens

« Pouvoir dialoguer avec les administrations », c’est aussi le profond souhait de Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, anthropologue et psychologue à l’hôpital Avicenne de Bobigny où elle rencontre ces hommes et ces femmes à bout de souffle. « Nous sommes forcés d’accompagner vers les administrations pour que la personne puisse porter sa parole », ajoute-t-elle. Parce qu’il est bien question, pour elle, de « remettre la parole au centre ». Cette parole de l’exilé, triplement atteinte, selon elle : Tout d’abord, par le trauma de l’exil, par la rupture du lien social et enfin par le cadre politique qui met en doute leur parole de manière systématique. « On parle, mais on ne nous écoute pas. Notre voix ne porte pas », témoignent-ils.

« Il s’agit d’une perte de sens : des violences humaines sont venues terrasser les défenses du sujet », explique-t-elle. Elle donne l’exemple d’un de ses patients qui répète en boucle : « est-ce que je suis fou ? Je ne sais pas si c’est moi qui suis là … ». Cet homme a subi la violence des frontières, a côtoyé, rencontré la mort. Il a survécu, mais sa situation est impensable, il ne comprend pas le monde dans lequel il est tombé. Il est dans un monde renversé : son corps s’affaisse, maigrit, déprime. Il n’arrive plus à décoller cette mort de son corps… « Ce qui distingue l’expérience de ces exilés, souligne-t-elle, c’est la mort vécue. « J’ai vu mon corps tomber », dira l’un d’eux. Qui préfère dormir à la rue plutôt que dans un abri de nuit parce qu’à la rue, il ne craint « que les mauvaises rencontres, pas les cris « . Face à ce type de patient, le rôle du thérapeute serait de lui redonner une place psychique. Comment ? En l’aidant à « retrouver cette possibilité d’une parole qui semble s’être effondrée », explique la psychologue, « attester de cette violence et en faire quelque chose ensemble – réanimer le sujet – redonner à cette obligation de partir un sens ». En d’autres mots, « retrouver son nom, parler et s’entendre parler », résume la professionnelle. Pour Emmanuel Declercq, psychothérapeute dans la clinique du traumatisme extrême et de l’exil, la psychothérapie n’a d’autre rôle que de relancer le processus de ré-humanisation face à ces « attaques massives contre le lien » déclarées par nos sociétés.

Dans ce contexte, « le temps est venu de ne pas se faire d’illusion », insiste Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, « et de prendre en compte, dans nos pratiques de soins ce drame politique du non accueil ». Autrement dit, il est temps de remettre une dimension politique au centre de la clinique. Ne pas être juste dans la psychothérapie qui s’inscrit en dehors du contexte social et politique.

Parallèlement à la thérapie individuelle, existent aussi des groupes de santé mentale communautaire. Munis d’un cadre de confidentialité et d’entraide, ce sont des lieux qui font soin, d’une autre manière. Pour n’en citer qu’un, l’Encuentro latino au Service de Santé Mentale Le Méridien permet de « rire, pleurer, se cothérapeutiser », comme le formulent entre elles, ces femmes exilées. Ces groupes rendent aussi une visibilité sociale et citoyenne, ouvrent des portes vers des espaces publics : participer à une manifestation, à une action politique, prendre la parole en public, … permettent aussi de retrouver une voix, une place au sein de la société. Puisque c’est bien de cela qu’il s’agit : sortir de l’ombre, du rien. Pour retrouver un visage, une parole.

Comment nommer ?

« Invisible, elle l’était déjà, invisible elle préfère ». Sous la forme d’un conte, Jacinthe Maziochetti, anthropologue et chercheuse (LAAP-UCL), raconte l’exil. « Si on prend le cas des femmes exilées, très peu d’études leur sont consacrées », s’étonne-t-elle. « Ou alors, elles sont racontées en tant que victimes ou en danger, dans un contexte de misérabilisme persistant, mais très peu sont mises en lumière comme personnes agissantes. Or, de plus en plus de femmes seules et qualifiées migrent », constate-t-elle encore. De même, l’utilisation de vocables « réducteurs » dans les médias tels que ‘migrant’, ‘réfugié’, ‘demandeur d’asile’ ou encore ‘sans-papier’, contribuent, selon Xavier Briké, anthropologue (UCL), à simplifier la problématique. A les tenir à distance, à nous tenir à distance.

A travers la mise en place de démarches collaboratives dans le cadre de son travail, Jacinthe Mazzocchetti tente de mettre en exergue des contre-récits, des contre-regards. A titre d’exemple, l’ouvrage PluriElles. Femmes de la diaspora africaine (Karthala, 2016, avec Marie-Pierre Nyatanyi) mêle portraits littéraires et portraits photographiques et retrace les trajectoires de vingt femmes d’origine africaine établies en Belgique. Traces de leur vie, de leurs connaissances, elles témoignent des difficultés partagées, mais surtout de leurs parcours de réussite et de reconnaissance sociale. Brillantes et engagées dans les milieux culturel, politique et associatif, elles apportent un autre regard sur les questions migratoires et la situation des femmes en particulier. Les portraits ont été imprimés pour être exposés dans différents lieux, à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur, dans l’espace public. « C’est renverser les logiques », explique l’anthropologue, « repérer les voix qui portent et éviter d’enfermer systématiquement ces femmes dans des catégories socioprofessionnelles de service telles que le soin, le nettoyage ».

Actuellement, l’anthropologue poursuit cette idée à travers la mise en place de démarches d’écriture inclusives et collaboratives. Elle teste d’autres modalités de partages et de recherches : mise en récit de soi, ateliers d’écriture, observation participante, … « . En d’autres mots, parler, écrire, penser et faire ‘avec’ plutôt que ‘sur’. D’autres manières de « basculer vers leurs mondes »

Cette manière de comprendre les parcours migratoires à partir de visages singuliers, de personnes « agissantes » semble se disséminer de-ci, de là.

En Belgique, à titre d’exemple, le collectif HUMA et Amnesty International ont réalisé une exposition intitulée « Je suis humain ». Les photographes du collectif sont partis à la rencontre des gens “là-bas” dans les camps de réfugiés au Liban, en Jordanie, mais aussi “ici” en France et en Belgique. À Calais, ils ont documenté la vie quotidienne dans la jungle avant son démantèlement. En Belgique, ils ont aussi bien sillonné la côte (la Panne, Zeebrugge) que l’Office des étrangers avec ceux qui y font la file en pleine nuit. Ils ont suivi quelques-uns des plus jeunes d’entre eux arrivés en Belgique, qui ont commencé à reconstruire leur vie, avec détermination. « Au-delà du drame humain de ce parcours migratoire, c’est la résilience de ces réfugiés et demandeurs d’asile qui est ici photographiée, expliquent-ils. Cette capacité à surmonter les moments douloureux de l’existence et à se développer en dépit de l’adversité ». Objectif de ce reportage itinérant : « créer des ponts entre le public belge et ces hommes et femmes qui vivent “chez nous”. Les présenter, non pas comme des victimes, mais comme des acteurs de leur propre vie ». Accès à l’exposition en ligne.

Autre exposition qui donne à voir autrement : Migra’Focus, en ce moment, à l’Espace Magh (voir photos qui illustrent cet article, prolongation jusqu’au 10/07/2019). Sur les murs de la brasserie, de grands portraits, aux regards profonds, interpellants. A chaque regard, son histoire. Que l’on peut écouter via son smartphone ou lire au dos de chacune des cartes postales sur lesquelles sont imprimées les portraits. 16 histoires de vie, 16 cartes marquées par l’exil dans les 4 coins du monde : le déracinement, la solitude, mais aussi la ténacité, l’espoir, la force, … Projet né d’une rencontre entre le photographe Bertrand Vandeloise [6], le Lycée Guy Cudell et l’Espace Magh. Il a permis à de jeunes élèves bruxellois de se questionner sur les migrations, mais surtout de se rencontrer. « On parle souvent des migrants sans vraiment les connaître. On est allés à leur rencontre, on a connu leur histoire », témoignera l’un d’entre eux au micro de La Première. A partir d’une série d’ateliers de photographie et d’écriture, ils ont réalisé ces portraits photographiques et récits de jeunes migrants installés en Belgique. Et offrent un nouveau regard, construit à partir de leurs propres rencontres.

Ces quelques initiatives, bien qu’elles ne constituent que de petits fragments de contre-récits, participent, sans aucun doute, à la construction d’un autre regard : ‘par’ et ‘avec’ les personnes en exil. Ce qui nous éviterait de rester dans une « souffrance à distance », comme le craint Marielle Macé dans son essai « Sidérer, considérer. Migrants en France, 2017 ». Pour éviter le piège de la sidération, l’auteur propose de « considérer », ce qui reviendrait justement à « aller y voir, tenir compte des vivants, de leurs vies effectives (…) : non pas désigner et étiqueter des victimes, mais décrire tout ce que chacun met en oeuvre pour faire avec un moment de vulnérabilité accrue. Pour comprendre comment ils se débattent avec la vie, tout comme nous nous y débattons aussi. Et ne pas disqualifier ces vies qui se risquent dans la situation politique qui leur sont faites. (…) Parce que la considération appelle avant tout le droit, moins la reconnaissance que la reconnaissabilité (juridique, politique) des vies« , conclut-elle.

Comme quoi, les mots ont aussi toute leur importance pour faire bouger les lignes, les représentations. Et organiser une forme de résistance, chacun à partir de la place qu’il occupe ?

Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl (juin 2019) – Photos et cartes postales tirées de l’exposition Migra’Focus

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