A l’écoute de la folie

A Télé-Accueil Bruxelles, la folie s’entend chaque jour au bout du fil. Quatre appels sur dix sont en lien direct avec des problèmes de santé mentale.


L’Observatoire de Télé-Accueil Bruxelles vient de publier une recherche portant sur les appels de « personnes en souffrance psychique ». Parmi les quelque 25.000 appels décrochés chaque année, 40% sont en lien direct avec la santé mentale.

Dépression, paranoïa, mélancolie, perversité, phobie, schizophrénie, délire, etc. les références à la psychopathologie ne sont pas rares. Télé-Accueil s’est penché plus particulièrement sur les appels qui présentent des éléments de la psychose. L’analyse d’une centaine de récits d’appels relatés par les écoutants bénévoles a mis en lumière ce que ces appelants particuliers viennent chercher dans ce contact téléphonique particulier (anonyme et confidentiel) et ce qu’ils y trouvent.

Un baromètre bruxellois

L’incidence de ces troubles mentaux est corroborée par l’Observatoire de la santé et du social [1]. Selon son dernier tableau de bord, il s’agit de la première source d’invalidité des Bruxellois, tant chez les hommes que chez les femmes, chez les ouvriers que chez les employés ; le nombre d’invalidités suite à des troubles mentaux est en augmentation constante (+25% de 2000 à 2007). L’enquête de santé de 2004 mettait aussi en évidence une proportion significativement plus élevée de « mal-être » psychologique parmi les résidents bruxellois de plus de quinze ans par comparaison avec les autres grandes villes belges. Qu’en perçoivent d’autres acteurs du secteur de la santé mentale à Bruxelles ? Télé-Accueil a interrogé plusieurs spécialistes dont le Dr Hugues Borremans, psychiatre chef d’unité à l’hôpital de jour Le Quotidien (La Ramée/Fond’Roy) et médecin directeur du Centre psycho-médical d’Uccle/Watermael-Boitsfort.

Ce dernier constate une augmentation des demandes d’aide psychosociale. « Il y a plus de problèmes plus lourds qu’avant, dit-il. Pas plus de schizophrénies – le nombre de pathologies lourdes est stable – mais plus de détresse, plus de demandes et apparemment des demandes moins évidentes. » Pour le Centre de prévention du suicide (CPS), qui offre également une ligne d’écoute aux personnes en détresse, le constat est du même ordre : « C’est une population qui a besoin vraisemblablement de sonner à plusieurs portes car ce qu’elle vit est assez inextricable. On est un peu tous à travailler avec le même profil de gens… »

Quels sont les points saillants de cette recherche menée par Télé-Accueil ? Ces appels partagent plusieurs caractéristiques : un côté répétitif, intempestif, un mode d’expression particulier, un rapport particulier au langage.

Tous les jours, toutes les heures, à peine raccroché parfois, le téléphone sonne à nouveau avec, au bout du fil, la même personne qui déroule un contenu d’appel souvent tout aussi répétitif. Le nombre de ces appelants réguliers voire compulsifs ne cesse d’augmenter. Il s’agit en quelque sorte de vérifier que quelqu’un est bien là pour eux… Certains se nomment aussi d’emblée comme bipolaires ou schizophrènes, ou annoncent le type de traitement qu’ils suivent. « Se nommer via sa pathologie reconnue par le discours scientifique peut donner de la consistance, voire une identité à ces appelants », dit Pascal Kayaert, directeur adjoint de Télé-Accueil Bruxelles. Télé-Accueil a affaire à une population très isolée : près de 60% des appelants vivent seuls ; le lien social est au cœur de 12% des appels en général, un chiffre qui grimpe à 21% pour les appels de personnes en souffrance psychique. Les difficultés relationnelles sont évoquées dans un appel sur cinq.

Télé-Accueil, un psy comme un autre ?

Pour Télé-Accueil, écouter est l’affaire de tous. Cette action citoyenne donne-t-elle des résultats ? Comment savoir si les appelants vont mieux après un appel ? Télé-Accueil constitue pour certains appelants un point d’appui pour supporter un quotidien parfois extrêmement angoissant. Mais, malgré son accessibilité 24h/24, il ne remplace pas pour autant les autres services. Il ne remplace pas non plus un thérapeute indisponible, pas plus qu’il ne se situe dans une continuité de soins ambulatoires. Il offre autre chose, parfois un soutien en parallèle.

Il apparaît en effet dans cette recherche que sept appelants en souffrance psychique sur dix sont suivis par un thérapeute. Des appelants abordent l’internement, les séjours à l’hôpital, les cures, la fréquentation de centres de jour… Ceci pose la question de la place du service d’écoute dans leur parcours de soin. Est-ce un complément ? Selon un psychiatre, « le cadre est différents d’une thérapie avec des rendez-vous. C’est une question de moment, du moment de la crise. Les appelants ne s’attendent pas non plus à une interprétation, à une suite. C’est un endroit où déposer quelque chose, se plaindre sans qu’il y ait un retour. » Un appel téléphonique permet une distance parfois nécessaire. Il permet aussi de s’entraîner à prendre la parole, à formuler ses pensées, à tirer des sentiments au clair. Certains s’en satisfont un temps, d’autre franchissent ensuite le pas vers un face-à-face avec un thérapeute, ils dépasseront le « tout, tout de suite » en prenant un rendez-vous, ce qui fait déjà partie d’une autre démarche de soin.

Entend-on à Télé-Accueil des paroles qui ne se disent pas ailleurs ? Des mots qui ne se disent pas à l’entourage par pudeur ou parce que celui-ci est lassé, ne peut ou ne veut plus entendre ? Des mots qui ne se disent pas non plus au thérapeute ? Le Dr Ludger Hebborn fait part de son expérience aux urgences psychiatriques de l’hôpital Saint-Jean à Bruxelles : « les personnes disent qu’elles se heurtent au refus de la souffrance, au découragement de l’entourage face à la répétition d’un sens caché, remarque-t-il. Même un entourage bienveillant peut être très usé par cela. Le fait de pouvoir téléphoner dans un lieu où les gens font un effort est très important parce qu’en restant à l’écoute le sens qui doit bien être quelque part sortira tôt ou tard. Ce qu’il y a d’intéressant dans le dispositif de Télé-Accueil, c’est qu’il suppose que la parole de celui qui appelle a un intérêt. »

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Télé-Accueil est une ressource à disposition partout et tout le temps mais toute aide, tout soutien, ne suffit jamais à combler les manques. Le besoin de parler est parfois tel qu’il n’est jamais assouvi. Martine Verhulst est psychologue au centre de jour Antonin Artaud. Elle pointe la nécessité pour ces personnes de sans cesse pouvoir s’adresser à un autre, à des autres, d’être entendues quand cela déborde. « Certaines personnes viennent en consultation une heure par semaine. Que font-elles le reste du temps ? Elles doivent se débrouiller seules, dit-elle. Combien nous disent qu’elles se sentent mieux quand elles franchissent la porte du centre mais que dès qu’elles s’en vont tout revient… On voit bien que quelque chose ne tient pas et c’est dans ce ‘tout revient’ qu’il y a de l’insupportable. À un moment donné elles ne peuvent pas rester seules avec cela. » A toute heure du jour et de la nuit, un écoutant décroche, mais Télé-Accueil est-il pour autant un réceptacle sans limites ? « Télé-Accueil a ses propres limites, celles de l’écoute en tant que telle qui n’est pas de l’ordre de l’intervention ni de la résolution des problèmes », rappelle Pascal Kayaert.

Écouter et parler vont de pair mais pas forcément de manière symétrique. Ainsi en est-il des appels muets ou, à l’opposé, logorrhéiques. Les appelants en souffrance psychique parlent beaucoup mais s’adressent-ils vraiment à l’écoutant ? L’écoutant n’a effectivement pas toujours la possibilité de placer un mot, les échanges peuvent être difficiles, la moindre confrontation d’idées ou les tentatives de décaler la conversation risquent d’être vouées à l’échec. Et à moins que l’appelant stoppe la communication de façon aussi abrupte qu’il l’a entamée, clôturer un appel de ce genre relève aussi de la gageure pour l’écoutant. Ces appelants ont besoin d’un interlocuteur qui serve d’ancrage à leur discours, ils ont besoin d’une adresse. Cette position de « secrétaire » n’est pas facile à tenir pour l’écoutant car, s’il en dit peu, il doit néanmoins signifier sa présence, accuser réception du message. « Ces appelants semblent ne pas disposer du mode d’emploi pour entrer en relation avec l’autre. Appelants et écoutants ont comme des codes différents qui désarçonnent les uns et les autres », dit Myriam Machurot, formatrice à Télé-Accueil. Une difficulté que rencontrent également les hôpitaux dans l’accueil de leurs patients : « Mais on y revient doucement, lentement, et parfois le lien se tisse. Un fil, un fil qui tient même s’il est fin, presqu’invisible… », témoigne Corinne Josson, référente sociale et coordinatrice PPMM (protection de la personne des malades mentaux) au Centre hospitalier Jean Titeca.

Parler = exister

Télé-Accueil est un endroit où trouver quelqu’un à qui parler et, au travers de cette parole, retrouver une place dans la société. Mais que livrent ces appelants, plus précisément ? Quel message dégager de ces appels parfois envahissants, de ces propos parfois incohérents ? Comment les décoder ? Les appelants en proie à des problèmes de santé mentale parlent peu de leur environnement, qu’il soit familial ou professionnel, et quand c’est le cas, c’est davantage en termes de perte ou de manque que de soutien. Ils parlent en revanche de leur souffrance, d’une souffrance qu’ils ont parfois du mal à nommer. L’appel au 107 peut être un exutoire, un endroit où déverser la rage de ce qui les dépasse… Ces appels ne sont donc pas toujours exempts d’agressivité, la problématique amenée est une mouvance sans direction, comme si l’appelant agitait un amas de vécus sans lien. Certaines réactions peuvent enclencher des réponses explosives, les mots étant pris au pied de la lettre. La certitude contenue dans le discours de l’appelant fait barrage au questionnement, ce qui peut aussi déstabiliser les écoutants.

Parmi le large éventail des situations qui interpellent les écoutants, le délire n’est pas la moindre. « Suis-je fou ? » Cette question existentielle leur est parfois posée de manière lancinante, obsédante comme les éléments qui la génèrent. La notion d’espace et de temps n’est plus la même. Certaines personnes ont le sentiment que tout s’effondre en elles et autour d’elles. C’est le moment de la décompensation psychotique, moment particulièrement douloureux où l’appelant perd tous ses repères. « Ce moment est émotionnellement intense et empli d’angoisses, dit Myriam Machurot. Certains vont, passé l’éventuel moment de prostration, tenter de trouver, d’inventer des solutions pour faire face à l’angoisse et au vide qui les envahissent. » Le délire est à entendre comme une solution dans la mesure où il va permettre à la personne de donner une logique à ce qui s’impose à lui. Le délire tente de redonner un sens à ce qui fait défaut.

Parler, témoigner de l’évolution de leur maladie, rechercher une solution ou combler le vide entre deux rendez-vous chez le thérapeute motivent régulièrement les appels au 107. C’est parfois aussi juste un petit coup de pouce pour se mettre en route pour la journée que des appelants viennent y chercher, un contact qu’ils tentent d’établir, une quête de normalité. Être écouté, mais aussi être tout simplement entendu…

Pour le Dr Hebborn, « d’une certaine façon, le patient essaye de créer un processus de guérison qui ne passe pas par le biais du spécialiste qui sait mais par le biais de celui qui l’écoute, la parole étant quelque chose que l’on adresse à soi autant qu’à l’autre. En acceptant l’anonymat et le contrat de non-agir, la parole du patient est mise en valeur. Télé-Accueil n’essaye pas de soigner mais d’écouter. Il renforce d’une certaine façon le potentiel auto-guérissant de la parole du patient. »

Pascale Meunier, Télé-Accueil pour le CBCS asbl, 06/12/2013

L’étude complète de l’Observatoire social de Télé-Accueil Bruxelles est téléchargeable dans la rubrique publication du site Télé accueil Bruxelles.

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