Activer les droits plutôt que les personnes !

La VIe Réforme de l’Etat porte ses premiers effets. La mise en œuvre concrète des accords négociés au début de la dernière législature commence déjà à montrer ses conséquences comme ses limites.
Des lignes de force, des tendances structurelles se dégagent et permettent dès maintenant de poser quelques constats et d’appuyer une série de revendications.
Réflexions après deux mois de mise en œuvre.

Des impacts budgétaires

Le volet budgétaire de la VIe Réforme est une machinerie complexe. Pour simplifier, on peut distinguer trois moments clés qui déterminent les masses financières allouées aux entités fédérées.
La première étape est le transfert des compétences lui-même, qui entraîne le passage des budgets du niveau fédéral au niveau fédéré.

La deuxième est celle du calcul des socles compensatoires qui permet aux entités fédérées de mener les politiques dont elles sont ou deviennent responsables de façon inchangées en fonction des populations dont elles ont la charge. Ici déjà se pose la question de savoir si les calculs effectués pour répartir les moyens correspondent bien aux besoins réels. Un premier risque de sous-financement, mineur, est possible.

C’est la troisième étape, celle dans laquelle nous venons de nous engager, qui est la plus problématique. Après calcul de ces socles compensatoires, les budgets [1] qui reviennent aux entités fédérées vont être amputés de 10% au titre de contribution à l’assainissement des finances publiques et aux politiques de vieillissement.
Pratiquement, cela signifie que sur les 20 milliards d’euros transférés aux entités fédérées, un peu plus de 2 milliards sont retranchés des budgets et ce, en deux phases, sur les années 2015 et 2016. Comme il s’agit d’une politique pérenne, l’effort sera réparti dans les années suivantes via le mécanisme qui lie les dotations aux entités fédérées en fonction des groupes cibles. Au lieu de suivre l’évolution de la croissance du PIB selon les pourcentages prévus dans les accords (82, 5 % de l’évolution de la croissance pour les politiques liées aux personnes âgées par exemple), ils seront réduit à des pourcentages moindres.

Concrètement, cela signifie donc un définancement structurel des politiques des entités fédérées. Même si la Région bruxelloise s’en sort bien, notamment grâce à un refinancement spécifique accordé en fonction de son rôle de capitale, les autres entités s’engagent dans la voie du déficit [2]. Ces difficultés budgétaires, qui risquent très probablement de s’aggraver du fait d’une croissance insuffisante eu égard à l’équilibre global de la réforme de la Loi spéciale de financement, pèseront inévitablement sur les politiques mises en œuvre. Une diminution de l’offre publique dans les autres régions aura sans doute des répercussions sur la demande adressée par les populations touchées aux services bruxellois et ce dans un contexte où il semble encore difficile de suivre et de facturer les dépenses à qui de droit.

Une transformation fondamentale

Sans bruit, presque en sous-main, la VIe Réforme contribue largement à détruire l’équilibre du fonctionnement et les principes de base de la sécurité sociale.
Les montants des transferts de compétences en matière de sécurité sociale représentent au moins 15% du budget de la Sécu [3] (remboursement INAMI, allocations familiales,…). Ceux-ci sont soustraits à la solidarité nationale et accueillis dans les comptes régionaux. La réforme a également porté sur la logique de financement du mécanisme de sécurité sociale. Là où la grande part du financement se faisait auparavant via les prélèvements de cotisations sur le travail, le financement des compétences transférées sera maintenant réalisé en ayant recours à l‘impôt. La logique sous-jacente qui indexait les droits sociaux sur l’appartenance à la communauté des travailleurs (que l’on possède un emploi ou non) est remise en cause au profit d’une logique de contribution. Sans entrer ici dans de longues considérations de philosophie socio-politique, il faut bien s’inquiéter que cette transformation ouvre la porte à toutes les revendications égoïstes d’un retour proportionnel aux contributions. C’est bien le fondement d’une solidarité « aveugle » et inconditionnelle qui se voit attaqué.

En route vers l’incompatibilité ?

La reconnaissance du fait régional, une responsabilisation accrue des entités fédérées et le transfert de larges pans de compétences étaient trois revendications explicites des partis flamands lors des négociations ayant mené à cette réforme. Quoi de moins attendu que ces derniers profitent à présent de cette autonomie pour suivre une voie qui diverge de plus en plus de celles suivies par les exécutifs wallons et bruxellois ?

S’il existe un accord entre les Régions wallonne et bruxelloise pour organiser la concertation et harmoniser les politiques, le modèle qui se met en place en Flandre diffère radicalement des projets francophones. A une structure de gestion semblable à l’INAMI est préféré un système qui repose sur une gestion relevant purement de l’administration régionale et qui met à égalité mutuelles et entreprises d’assurance privée.
La VIe Réforme permet très clairement une différenciation accrue de l’organisation et de la gestion des politiques sociales et de santé. Dans ce contexte, on ne peut que s’inquiéter de l’approfondissement des différences entre les systèmes régionaux et des effets que celles-ci pourront avoir en termes de politiques suivies, de continuité de service, de remboursement et de normes, pour ne citer que les domaines les plus évidents.
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On notera par ailleurs que le projet d’Organisme d’intérêt public bruxellois (Iriscare) est lui aussi porteur d’incertitude quant à la définition des politiques poursuivies. L’ouverture des différents centres de décision aux intérêts commerciaux via la représentation patronale des secteurs où ils sont majoritaires (on pense entre autres au secteur des maisons de repos) laisse présager, là aussi, des divergences possibles entre des visions de politique de santé. Une raison supplémentaire pour rester vigilant en ce qui concerne l’architecture, la composition et la représentation des différentes instances au sein de l’OIP Iriscare.

Et les CPAS ?

La précarisation croissante de la population bruxelloise donne aux CPAS une place importante dans le réseau régional des intervenants social/santé. Leur vocation généraliste et d’accueil à bas seuil est essentielle pour garantir à chaque habitant l’accès aux services de base. Pourtant, les politiques développées récemment soumettent ces institutions à une pression croissante, qu’elle soit administrative à travers les circulaires De Block qui conditionnent de plus en plus les remboursements du fédéral à destination des CPAS, financière par les effets de l’exclusion d’un nombre important de personnes du système des allocations de chômage ou politique via les projets d’absorption des CPAS par les communes. Ces décisions ont des répercussions sur le travail réalisé en interne et empêchent de plus en plus les CPAS de jouer leur rôle de protection ultime.

Deux constats

Ces différents points dressent un tableau très sombre des politiques sociale/santé actuelles et futures. Les politiques d’austérité menées ces dernières années et leur approfondissement récent prennent de plus en plus les couleurs d’une guerre faite aux pauvres plutôt qu’à la pauvreté. Directement influencée par ces tendances lourdes, la VIe Réforme de l’Etat risque fortement d’aggraver les inégalités sociales et de santé.
De façon plus positive, on peut souligner que, suite à cette réforme, la Région bruxelloise accède enfin à une réelle autonomie. Elle a maintenant le contrôle d’un bon nombre de manettes, que ce soit au niveau budgétaire ou à celui des politiques de terrain. Elle dispose donc des moyens nécessaires à la mise en place d’une politique sociale/santé cohérente sur l’ensemble de son territoire.

Trois chantiers

A l’entame de l’implémentation de la VIe Réforme, on peut identifier trois chantiers d’importance, que ce se soit en termes de positionnement socio-politique ou de préservation de l’intérêt des populations les plus précarisées.

Un premier chantier touche au principe de financement et d’allocation des politiques sociales et de santé dans la Région bruxelloise. A l’heure où les tentations de repli sur soi égoïste sont vives et où le principe d’une assurabilité différenciée selon les risques fait son chemin dans les esprits, il est indispensable de réaffirmer l’importance primordiale de garantir un financement global et solidaire de ces politiques via le principe d’une assurance universelle (contribution selon ses moyens, utilisation selon ses besoins). La mise en place d’une assurance autonomie sur base de ce principe fait partie des priorités ainsi que celle de mécanismes permettant la réattribution des droits sociaux à ceux qui sont en situation de les exercer.

Un second chantier concerne les politiques à mettre en place pour attaquer de front les inégalités sociales et de santé. On le sait, la plus grande part des problèmes de santé ont d’abord des origines non somatiques. Le futur Plan Santé bruxellois doit agir également sur les déterminants de la santé, avec au premier rang les questions touchant au logement, à l’emploi et à l’éducation. Il est nécessaire d’intégrer ces dimensions dans la réflexion et dans les décisions prises dans ce dossier en mettant en place des politiques réellement transversales.

Enfin, troisième chantier, les questions de l’accès aux soins, de la structuration de la première ligne et de l’articulation des politiques sociales et des politiques de santé doivent être au centre des préoccupations. Il importe d’une part d’optimiser l’offre de services, que ce soit en termes de programmation, de suivi des usagers ou de coordination des opérateurs, et ce, notamment, en développant par exemple des postes de coordination, d’accompagnateurs sociaux ou, comme au Québec, d’organisateurs communautaires. D’autre part, il est nécessaire de rester attentif à la façon dont s’articule le secteur social et le secteur des soins, que ce soit au niveau des services ou à celui de leur utilisation par les usagers. Il importe ainsi de veiller à ce que les questions sociales ne soient pas constamment rabattues sur les questions médicales et subordonnées à celles-ci.

De façon générale, il est urgent qu’une large concertation, notamment avec les secteurs, se mette en place pour dessiner les orientations structurelles des politiques futures en gardant à l’esprit que le système à imaginer pour Bruxelles devra veiller prioritairement à activer les droits plutôt qu’à activer les personnes.

Jacques Moriau, CBCS (mars 2015)

SUR LE MÊME SUJET :

Implémentation des compétences transférées : beaucoup de questions, peu de réponses …, Alain Willaert, CBCS (mars 2015)

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