Ce que chiffrer veut dire

Billet d’Opinion par François Bertrand, La Strada.

(L’auteur s’exprime à titre libre et n’engage pas son organisation dont les missions sont en cours de redéfinition pour la prochaine mandature régionale).

Ce que chiffrer veut dire

(Dix ans d’étude de la question sans-abri en Région bruxelloise) La Strada, Centre d’appui au secteur bruxellois de l’aide aux sans-abri célèbre sa 10ème et dernière année d’existence en ce printemps 2019. Dix années d’étude de la question sans-abri. Dix années également, de parole donnée aux personnes en grande précarité ainsi qu’aux travailleurs sociaux intervenant contre une violence sociale qui condamne à la survie en rue, les personnes les plus fragilisés de la « Cité-Région » qu’est Bruxelles pourtant parmi les plus riches d’Europe. En mai 2018, une nouvelle ordonnance réformant le secteur de l’aide aux sans-abri a été votée. Elle prévoit la migration de la Strada vers un nouvel organisme: « Bruss’Help ». La production de chiffres restera à travers la poursuite des missions de dénombrement des personnes sans-abri en Région Bruxelloise. Quant au dernier dénombrement venant de sortir, ses chiffres viennent d’être publiés, ils révèlent une fois encore une hausse du nombre de situations de vie précaire: 4187 personnes dénombrées contre 1729, en 2008. Ces chiffres sont détaillés dans le trimestriel Pauvérité n°22. Une autre façon d’aborder la démarche du dénombrement serait de la mettre en perspective d’un contexte sociopolitique bruxellois très particulier: mutations du secteur de l’aide, lignes de tensions et scandale Samusocial constituent un biotope dans lequel les chiffres naissent depuis 10 ans. Rappelons que les chiffres ne parlent pas, « ils sont parlés » c’est-à-dire interprétés et utilisés et, selon le lieu depuis lequel on parle, l’enjeu est avant tout de savoir « ce que chiffrer veut dire ? » mais aussi, « ce que chiffrer peut faire ? ». Rendre visible l’invisible Chiffrer le social n’est pas neuf. Dès le XIXème siècle, Adolphe Quetelet exposait comment les comptages pouvaient faire apparaître avec régularité des choses cachées à l’observateur. A l’époque, cet aspect n’était pas évident. Depuis, les chiffres font pleinement partie de notre quotidien. Nous en sommes même saturés ! Tant et si bien que, de plus en plus souvent, ce qui ne se compte pas passe pour ne pas compter. Retenons toutefois deux choses importantes: Primo,les sciences sociales demandent un savoir-faire qui implique une autonomie scientifique face aux pressions qui les cantonneraient à n’être qu’un savoir d’experts (la « tour d’ivoire ») ou a contrario un savoir inféodé aux pouvoirs (la « tour du roi », nous y reviendrons plus loin)[1]. Secundo,la statistique vise à rendre visible l’invisible et ce faisant, lorsqu’elle est liée à l’action publique, elle peut amener deux types de situations : l’utilisation de chiffres comme déclencheur automatique de décisions (où le politique voile sa responsabilité) et celle où le manque de chiffres est utilisé comme prétexte pour ne pas décider (où le politique esquive sa responsabilité). Mais alors quelles sont les forces et faiblaisses de l’instrument quantitatif? Et comment se fabriquent les dénombrements? Compter n’est pas tromper La Strada a effectué les différents dénombrements dans un contexte particulièrement âpre [2]. L’usage qu’on peut qualifier de « critique » des statistiques pratiqué par les chercheurs de La Strada depuis sa fondation, n’y est pas étranger. Plutôt que de prendre les chiffres pour la vérité révélée, le rôle du chercheur y a en effet, toujours été de critiquer les catégories dans lesquelles ils sont produits. Ce travail au long cours a permis de positionner la méthodologie du dénombrement bruxellois en modèle phare vis-à-vis des autres régions du pays (Programme MEHOBEL [3]) ainsi qu’à l’international (Projet COST [4]). Au-delà du chiffrage stricto sensu, les dénombrements successifs, à travers leur ancrage aux catégories ETHOS [5], ont permis de comprendre la situation des personnes sans-abri en termes de milieux de survie, de structure familiale, de droits sociaux. Dans une époque où le culte de l’image, et le culte de la petite phrase créent visions tronquées et mobilisent les émotions, l’accent trop souvent mis –au niveau des champs politique et médiatique–sur « LE chiffre », ouvre la porte à de nouveaux risques. Les réalités de (su)rvie de la population étudiée sont très variées (allant de personnes hébergées par des amis/de la famille à des personnes en rue en passant par différents types d’hébergement provisoires). En analysant les fausses évidences dans les tendances, le chercheur joue ainsi le rôle du fou montrant que le roi (les pouvoirs publics) est nu. Un rôle d’ores et déjà dangereux. Martin Hirsch [6] constatait en ce sens il y a quelques années que : « nous vivons dans un pays où les producteurs de données et de faits qui contredisent les déclarations des responsables, sont souvent considérés comme des ennemis »[7]. Mais le fou peut également être tenté de se prendre pour le roi. Car l’objectif des chiffres est aussi de montrer qu’il est possible d’entreprendre (« savoir pour agir »). Or, comme l’ont montré les travaux de La Strada, le problème bruxellois n’est en rien un problème d’insuffisance de moyens ou de refus de voir. La Région affecte aujourd’hui une part majeure des budgets du secteur sans-abri à la prise en charge dite « d’urgence » (contre presque rien au début des années 1980). Parmi les travaux initiaux de La Strada, on retrouve cet idéalisme qui pointait du doigt ce qui fait mal en termes d’efficacité/de non efficacité des dispositifs et identifie les leviers pour changer de donne : rééquilibrage des moyens entre l’urgence et l’insertion, offre structurelle de logements abordables, initiatives novatrices telles que le Housing First, la captation de logements,… Cette posture fut particulièrement inconfortable dans un paysage marqué par le poids du Samusocial. Et si la période récente « d’après scandale » ouvre les portes du dialogue, les effets de concurrence entre acteurs multiples pour l’obtention de moyens eux, demeurent. Eviter l’évanescence des données Parfois issus de formations antérieures en travail social, souvent arrivés à La Strada après des missions professionnelles au sein du secteur bruxellois de l’aide aux sans-abri, les chercheurs successifs ont, toujours cherché à de montrer que ce qui semble aller de soi, ne l’est pas du tout. Le dénombrement y est instrument qui permet de voir ce qu’on ne voit pas, par manque de distance : les inégalités selon l’origine sociale, de genre, de culture, etc. mais également « l’effet cul de sac » de « l’urgence »,lorsque le dernier filet de sécurité du CPAS a lâché. L’esprit de « pertinence dans l’impertinence » est toujours en tête. Sans surprise, les chiffres ont ainsi plusieurs fois permis la dénonciation de certaines hypocrisies collectives. Cependant, l’héritage de ces 10 années reste fragile. Les profils de chercheurs issus du terrain sont plus rares, la tentation de la recherche fondamentale (la « tour d’ivoire ») est plus saillante, l’équidistance critique par rapport aux lignes de tensions politiques et institutionnelles plus difficile à appréhender dans un monde qui change. Un point d’attention pour demain sera sans doute d’éviter, plutôt que le biais idéaliste des premières années de La Strada, le risque d’évanescence des données. Car plus profondément, ce qui peut rendre insuffisant le travail du « fou-dénombreur » de demain, serait qu’en se faisant fou du roi et que, critiquant le roi, il le fasse, à partir de chiffres désincarnés, en reprenant les catégories de pensée du roi. Une première dérive pourrait s’illustrer par la catégorisation a priori à des représentations et/ou à un framing produit par l’actualité. Celle-ci mène à cadrer à l’aveugle à des débats qui entourent la responsabilité des entités quant aux dotations financières ou encore aux statuts administratifs et de séjour des personnes aidées. Une seconde pente glissante serait celle de l’enfermement dans des logiques de dénombrement des capacités. Le dénombrement ouvre la voie à une mise à plat des trajectoires. La statistique mise au service des autorités publiques n’y retenant qu’une dimension restreinte de la réalité : la position des individus dans l’espace des conditions d’habitat à une date précise. Il s’agit de défendre une perspective où l’attention se déplace des organisations qui mettent en œuvre la prise en charge vers les conditions d’habitat, c’est-à-dire à la capacité (ou à l’incapacité) de la société à garantir un logement pour tous. Cette posture exige de se départir des catégories préconçues dans le champ politique mais aussi de certaines approches en travail social plaçant la personne au centre d’un engagement assistanciel ou charitable [8]. Pour quelles plus-values ? Outre son intérêt intrinsèque, le dénombrement fait ressortir deux éléments plus discrets (et peu médiatisés) qui méritent approfondissements. Tout d’abord, l’importance de la population sans-abri qui ne recourt pas aux services du secteur: les personnes tablant sur l’entourage des pairs et des communautés (hébergés par des amis, de la famille, en squats collectifs ou encore hébergées dans des communautés religieuses) devraient pouvoir être davantage rencontrées et étudiées. S’agit-il d’effets de non-recours ? d’une débrouille par évitement ? Quels en sont les causes ? Des approches novatrices seraient-elles à développer ? Lesquelles ? Ensuite, elle montre en creux que ce qui manque en matière de données, ce sont des chiffres locaux, à l’échelle des 19 communes et CPAS. Ceux-ci permettraient de déployer une action plus efficace basée sur la prévention et la connaissance fine de chaque territoire. L’approfondissement de ces chiffres viendraient utilement alimenter des stratégies visant une réduction voire une éradication du phénomène sans-abri. Il ne s’agit pas ici de faire du « zéro sans-abri » un slogan qui vieillit mal mais bien de développer des recommandations concrètes et phasées impliquant chaque niveau de pouvoir tel qu’exprimé par le Livre blanc du secteur de l’aide aux sans-abris qui vient de paraître. La proie et l’ombre La Strada vit sa dernière année. Lorsqu’elle fonctionnait à plein régime, son équipe comptait des profils variés : AS, sociologues, ethnologues, politologues, statisticiens, chargés de communication ou encore geek-codeurs. A l’heure d’écrire ces lignes, l’effectif de recherche est en portion congrue… Des arrêtés d’applications précisant les missions sont attendus. Ils découlent d’une réforme voulue et souhaitée par un secteur qui attendait un (re)financement vital. Mais dont certains aspects –tels que la gestion via banque de données– suscitent craintes et défiance. Cette philosophie du traitement « par chiffres » vient d’un idéal Londonien, qui, dans les années 2000, s’est fixé l’objectif de réduire d’un tiers le nombre de ses « rough sleepers » par une stratégie de coordination centralisée. Cette stratégie a donné de bons résultats dans un premier temps avant de s’enliser dans une gestion sécuritaire, durant les années post-crise. Chiffrer peut faire beaucoup de choses, en ce compris hérisser certaines résistances au changement. Placer le seul champ politique comme tenant d’un chiffrage qui « mal fait » serait aller trop vite. Le champ des intervenants du secteur lui-même dispose de marges de pouvoirs. Ce champ évolue : le Samusocial face à la prépondérance duquel La Strada se dressait, se cherche une nouvelle identité ; les effets de concurrences entre organisations se transforment. En clair, les vents mauvais sur les fonctions de recherche sont sans doute moins brutaux qu’autrefois mais ils demeurent tout aussi puissants lorsqu’ils se situent à la fois partout et nulle part, acceptés et subis. Ce mode de domination dans lequel chacun, pour une petite part, contribue involontairement à la domination de l’ensemble [9] peut faire de la recherche une proie… dans un contexte où elle nécessiterait une revalorisation. Alors, faut-il lâcher la proie pour l’ombre ? Je ne le pense pas. Les missions tenues depuis 10 ans restent précieuses pour demain. Il s’agit de renouer avec la rigueur et la présence de terrain. Il reste peu du navire « Strada » après les tempêtes diront certains. Peut-être, mais il reste tout de même le travail accompli. Aujourd’hui, ce navire cherche un « port libre » pour se reconstruire. Pour reprendre un cap – la recherche et la concertation par et pour le secteur sans-abri – à la rentrée 2019, il lui faudra du soutien : le vôtre, celui de celles et ceux qui font et feront l’aide aux sans-abri, dans cette Cité-Région forte de sa diversité. Parce que ce qui guide les savoirs en action n’est pas ce que nous ressentons mais ce que nous faisons. Parce que le plus important n’est pas ce que nous sommes, mais ce que nous choisirons d’être. F.BERTRAND 10 mai 2019

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