Cher Vous,

Il y a en journalisme une figure de style qui s’appelle le journalisme gonzo.
Il s’agit d’un journalisme ultra-subjectif, où le journaliste procède par immersion et ne prétend pas à l’objectivité, c’est la raison pour laquelle il écrit à la première personne.

Un supplément au BIS n°173, dont le dossier est la créativité.

L’article qui suit est donc un article de journalisme gonzo sous la forme épistolaire, fruit de ma rencontre avec six personnes (Aurélie, Aline, Véronique, Benoît, Jacques, Manuel) travaillant dans trois associations bruxelloises ayant pignon sur rue depuis longtemps (L’autre Lieu, L’Entraide des Marolles, Le Méridien). C’est volontairement que je ne donne que leurs prénoms et que je ne mentionne pas leurs fonctions, parce qu’il me semble qu’ils vous représentent toutes et tous. Ces six personnes sont donc réunies dans le texte suivant en un « vous » collectif. C’est ma manière de vous tirer mon chapeau pour le travail que vous effectuez dans des conditions de plus en plus difficiles.

Cher Vous,

Je suis allée à votre rencontre avec peu d’apriori, si ce n’est celui de me perdre dans la complexité de vos abréviations, de vos acronymes, de vos pouvoirs subsidiants. Je ne me suis pas perdue, nous avons peu parlé de tout cela et, de vous connaître un peu mieux maintenant, je suis sûre que si cela avait été le cas, vous m’auriez tendu la main et remise sur le chemin, puisque, in fine, tenter d’empêcher les autres de se perdre c’est votre boulot au quotidien.

Je vous ai entendu me parler des cadres, cadres obligatoires, cadres imposés, cadres composés de cases qu’il faut remplir consciencieusement pour rester dans le cadre délimité par ceux qui vous octroient les subsides. Vous m’avez parlé de ces cadres dont, souvent, vous devez repousser les limites pour être au plus près de la réalité des gens, cette réalité qui court plus vite que les formulaires administratifs, cette réalité qui change à toute allure et à laquelle vous devez vous adapter sous peine de perdre de vue ce qui fait l’essence de votre travail d’assistance.
Vous m’avez dit que si, parfois, les cadres étaient sécurisants puisqu’ils permettent de rendre pérennes des structures, ces cadres en « institutionnalisant » votre travail, mettaient à mal une certaine forme de créativité. Vous m’avez parlé des cadres dans lesquels vous arriviez à évoluer, mais vous m’avez aussi parlé des cadres explosés, à reconstruire, à réparer de ceux dont vous vous occupez, ceux qu’on appelle les usagers.

Vous n’avez jamais, à aucun moment, prononcé le mot usager, vous avez toujours dit « une personne », vous avez, quand vous évoquiez des situations, des anecdotes, des prises en charge, dit les prénoms de celles et ceux avec lesquelles vous avez cheminé. Vous m’avez parlé avec beaucoup de tendresse, mais aussi parfois avec colère, de ces chemins de vie qui croisent les vôtres.

Cette colère vous ne l’avez jamais dirigée vers ceux qui passent le seuil de votre porte pour demander de l’aide, cette colère vous l’éprouvez contre le système qui permet que chaque année, il y ait un peu plus d’êtres humains abandonnés au bord de la route. Cette colère ne vous paralyse pas, elle ne vous incite pas à prendre le maquis, cette colère nourrit votre créativité et vos actions.

Je vous imaginais fatigués, las, vous m’avez dit que cela vous arrivait, vous m’avez parlé de la fatigue de ceux qui travaillent aux côtés des plus fragiles, vous m’avez parlé de la fatigue qu’il y a à tenter de faire bouger les lignes, vous m’avez dit aussi que dans certaines grosses institutions, on perdait du temps à savoir qui, de tel ou tel secteur, devait prendre en charge telle ou telle problématique, vous n’avez pas fait l’impasse sur les petites guéguerres internes, cette perte d’énergie dont vous vous passeriez bien. En cela vous êtes comme tout le monde et il n’y a pas de raisons que la vie soit plus rose au boulot quand on travaille dans le social que quand on est employé dans une multinationale.

Vous m’avez parlé des heures que vous ne comptiez pas, des horaires décalés, de l’importance pour certains projets d’être là, à côté de ceux qui sont au cœur du processus, le soir ou le week-end. Vous m’avez dit aussi que vous mesuriez souvent la chance d’avoir « une vie normale », un cadre où vous ressourcer.

Vous m’avez parlé de l’épuisement de ceux qui sont dans la survie, de la peur que vous éprouviez, parfois, quand une personne disparaissait des radars. Vous me racontez la complexité grandissante des démarches de toutes sortes, du nombre de portes que certains doivent tenter d’ouvrir avant même d’obtenir une réponse quant à la manière de résoudre leurs problèmes, vous me parlez de ceux qui baissent les bras, qui n’ont plus le courage de vivre ce parcours du combattant, vous me dites que vous êtes là pour eux. Vous m’avez parlé de la joie que vous éprouviez quand un projet vous échappait, quand il était pris en main par ceux que vous aviez aidé à le concrétiser.

Vous m’avez parlé de la fierté de ceux qui (re)deviennent autonomes. Parce que vous êtes aux premières loges, parce que vous êtes ou premiers secours, ou derniers recours, vous avez un regard aigu sur notre société.

Vous avez eu ces mots « le champ des possibles s’est restreint ». Vous voyez arriver aujourd’hui dans vos associations des catégories de personnes qui n’auraient rien eu à y faire il y a 15 ans de cela. Vous constatez chaque jour les ravages de la précarité sur la santé mentale des gens, l’impossibilité qu’ont certains, aujourd’hui, à résister aux impératifs de compétitivité, de productivité, d’individualisation à outrance. Ces pressions, vous remarquez qu’elles s’exercent de toutes parts, tant de la part des employeurs que des organismes d’aide sociale.

Vous avez évoqué, souvent, la souffrance des personnes dont vous vous occupez. Souffrances mentales, psychologiques, physiques. Souffrances que la société a du mal à accepter, souffrances que l’on souhaite garder cachées. Or, vous me l’avez dit à plusieurs reprises et sous diverses formes, les gens qui souffrent ont leur place dans la cité. Vous me parlez de la solitude, celle qui fait mal, celle qui démolit, celle qu’il faut contrer en recréant du lien, en investissant des lieux de rencontres, endroits de passage et de partage.

Vous me parlez d’accueil, chez vous il est inconditionnel. Vous me racontez les maisons communautaires, le groupe des hommes, les liens avec les habitants des quartiers où vos associations sont installées, et quand vous me racontez cela, quand les anecdotes positives et parfois cocasses s’enchainent et prouvent que vous, et ceux que vous avez accompagnés, avez réussi à faire bouger les lignes du cadre et fait triompher la solidarité et la créativité, il y a de la lumière dans vos yeux et un sourire sur vos lèvres.
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Je vous entends quand vous me parlez du rôle des médias, quand, particulièrement au sujet de la santé mentale, vous me dites que vous assistez à un changement dans la perception qu’a le grand public de ces problématiques, vous dîtes que maintenant, plus qu’avant, les problèmes de santé mentale sont associés à une forme de dangerosité. Vous me dîtes « savoir être est une chose fragile » et j’entends que vous vous y employez tous les jours. Je vous demande ce qui est important, pour vous, à préserver pour pouvoir continuer et vous me répondez que vous souhaitez garder votre attention au monde.

Quant à la souffrance vous espérez « ne jamais vous y faire ».

Vous n’êtes quasiment jamais à la une des médias, mais vous êtes des milliers à soigner, chez les plus fragiles, les blessures infligées par le monde.

Vous êtes formidables.

Martine Cornil, 11/12/2015

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