Economie solidaire, aide alimentaire et travail social : le cercle vertueux ?

Les 18 & 19 décembre 2012, la Fédération des services sociaux, qui abrite la Concertation Aide Alimentaire, organisait un colloque européen sur le droit et l’accès à l’alimentation : « quelle stratégie d’aide alimentaire pour l’Europe de demain ? »


L’espace d’un après-midi, 3 ateliers ont permis à 6 pays de l’Union européenne (1) d’échanger sur leur pratique actuelle et sur la manière dont ils envisagent les conséquences de la transformation du PEAD en FEAD, à savoir moins d’argent (l’enveloppe allouée passe de 3,5 milliards d’euros sur la période 2007-2013 à 2,5 milliards sur 2014-2020) pour une intervention ne se limitant plus à l’aide alimentaire mais également à l’aide matérielle.

Des situations contrastées, des positions politiques antagonistes, et, en fin de compte, des débats passionnants.
Synthèse et analyse.

L’Allemagne : la pauvreté absolue n’existe pas en Europe !

L’Allemagne est le pays déclencheur de la réforme qui signe la fin du PEAD. Il en est le plus gros contributeur, mais a politiquement décidé de ne pas en bénéficier. Pourtant, 17% de la population allemande sont considérés comme pauvre. La caractéristique de ce pays, c’est surtout l’importance des ‘working poors’, due à la faible protection du travail. La plupart de ces travailleurs pauvres font des économies sur la nourriture.

Plusieurs structures, dont « Die Tafeln », essayent de leur porter assistance. Le système social en Allemagne est caractérisé par un réseau associatif très présent, palliant l’indigence de l’Etat.
L’Allemagne est globalement peu favorable à la stratégie européenne 2020, dont un des objectifs est de sortir 20 millions d’Européens de la pauvreté. Et ce pour plusieurs raisons :
– Distinguant la pauvreté « relative » et la pauvreté « absolue », les autorités allemandes considèrent que cette dernière est inexistante en Europe ;
– L’Allemagne considère que la politique sociale, au même titre que la politique fiscale, est une matière dévolue aux Etats membres et non à pas à l’Union européenne. Et l’aide alimentaire doit être considérée comme une politique sociale, elle n’a donc pas sa place au sein de la politique agricole commune.

Ainsi, l’association « Die Tafeln », n’est financée ni par l’Europe ni par l’Etat allemand. La structure bénéficie de dons provenant de particuliers et du secteur marchand. Die Tafeln fonctionne comme une organisation faîtière sur un modèle proche de celui des banques alimentaires : chaque année, des dizaines de milliers de tonnes de nourriture invendue et toujours consommable sont collectées et redistribuées aux plus démunis, via 900 initiatives locales.
Dans un avenir proche, le papy boom et l’accroissement des mères célibataires en situation de pauvreté risquent de faire augmenter les besoins alors qu’il n’y a déjà à l’heure actuelle pas assez de nourriture disponible pour satisfaire la demande.

Danemark : on s’en sort très bien comme cela !

Comme l’Allemagne, le pays ne fait pas appel au PEAD pour la mise en œuvre de l’aide alimentaire sur son territoire. 4,4% de la population vivent sous le seuil de pauvreté. Pour y répondre, la Banque alimentaire danoise a été créée en 2009. Elle fonctionne avec une dotation d’environ 150 000 euros du Ministère danois des Affaires sociales. Une aide publique qui couvre 67% du budget, mais qui devrait décroître à partir de 2013 et faire place à d’autres sources de financement, notamment privées.

Elle récolte un volume de 650 tonnes de denrées dont la traçabilité est assurée. Ces aliments sont redistribués auprès de 90 ONG situées dans et aux alentours de Copenhagen. La Banque alimentaire danoise poursuit une double philosophie de réduction de la pauvreté et de lutte contre le gaspillage. L’une de ces ONG, l’association Muhabet, lieu de rencontre pour des personnes d’origine étrangère issues de 45 pays différents et présentant des troubles mentaux, accueille quelque 300 personnes et 70 enfants de manière permanente. Il s’agit d’un lieu d’écoute et d’entraide convivial où l’on propose des repas. La resocialisation autour de la nourriture est en effet un des objectifs du projet.

Pour les Danois, le système hors PEAD répond à son échelle aux besoins de terrain, même si la diminution programmée des aides d’Etat va les obliger à trouver des financements alternatifs. Ils devraient donc rester en-dehors du futur FEAD.

Pologne : l’économie marchande doit faire un geste pour que tous mangent à leur faim !

90% de l’aide alimentaire distribuée par les associations caritatives proviennent du PEAD, via 27 banques alimentaires. Dans ce pays, 7% de la population vivent sous le seuil de pauvreté, et la fréquentation des soupes populaires est en constante augmentation. Ses représentants trouvent que l’aide alimentaire doit rester la clé de voûte du dispositif, dont l’objectif est de permettre à tous de manger, besoin primaire par excellence. Noyer l’aide alimentaire dans un programme plus large d’insertion sociale risque d’avoir des effets négatifs tant en quantité (moins de personnes recevront de quoi manger) et en qualité (éparpillement des actions).

La contribution du secteur privé au dispositif est extrêmement limitée. La redistribution des invendus ne représente pas 1% du chiffre d’affaires de la grande distribution.
C’est pourtant vers ce secteur marchand que compte se tourner la coordination des banques alimentaires polonaises. Elle compte également sensibiliser tant les entreprises que les pouvoirs publics polonais et européens à mettre en place une meilleure gestion des déchets par la lutte contre le gaspillage. Il faut savoir qu’en Europe, 89 tonnes – ces chiffres datent de 2011 – de nourritures sont jetées. 30 à 40% des aliments que nous achetons finissent à la poubelle. 2/3 pourraient être redistribués.

Lituanie : une intervention majeure des pouvoirs publics pouvant déboucher sur une aide sociale

15% de la population lituanienne bénéficie du PEAD, le taux de pauvreté du pays se situant aux environs de 20%. La problématique des « working poors » est également bien présente dans le pays, 10% des familles ayant du travail sont obligées de demander de l’aide. Caritas, la Croix-rouge et la Banque alimentaire lituanienne (« Maisto Bankas ») organisent les circuits de distribution. La banque alimentaire fondée en 2001 collecte la nourriture excédentaire dont la date de péremption approche et la redistribue. Outre l’aide du PEAD, la nourriture provient de restaurants, d’exploitants de ferme et des magasins. Une nourriture qui est collectée le matin et distribuée le jour même dans 34 villes et 464 organisations sans but lucratif afin que les destinataires puissent consommer ces denrées en toute sécurité.

Le dispositif centré sur le PEAD est, en Lituanie, un axe fort, mais n’est pas le seul qui participe à la politique d’aide alimentaire. Un autre axe : celui composé par le réseau municipal de cantines sociales. Elles sont issues de l’ère soviétique et au nombre de 25 dans tout le pays. Elles s’adressent aux familles. Il est à noter que Vilnius et d’autres plus petites municipalités distribuent des coupons d’achats aux plus démunis et aux sans-abri. Enfin, aussi héritée de l’époque soviétique, la distribution de lunch ou de petits déjeuners gratuits est organisée dans les écoles pour 139 000 enfants par le ministère de l’Education et des Sciences. Le ministère de l’Agriculture est quant à lui responsable de deux programmes : le premier, financé en partie par la Commission européenne, permet la distribution de produits laitiers à 132 000 écoliers tous les jours. Le deuxième permet la distribution de fruits à 40 000 écoliers.

La Lituanie n’est pas hermétique à la liaison entre aide alimentaire et travail social. Leur position : si certains récipiendaires de l’aide alimentaire ne pourront jamais travailler et doivent bien évidemment continuer à recevoir de la nourriture, il convient aussi de collaborer avec les travailleurs sociaux afin de voir si un autre type d’aide ne doit pas être mis en place.

Grèce : une liaison évidente avec l’accompagnement social

En 2012, 218 associations bénéficient des services directs de la banque alimentaire grecque. Cela représente le double du chiffre de 2009, au commencement de la crise financière, et 20 fois plus que lors de sa création, en 1995.
On estime cependant qu’au delà de l’aide européenne, 835.000 personnes sont aujourd’hui touchées par le programme d’aide alimentaire.
Le dispositif est coordonné par l’Etat et la nourriture distribuée par quelque 730 organisations (principalement l’Église et les ONG).

La Grèce pratique déjà l’intégration de l’aide alimentaire dans une aide sociale générale et de santé ambulatoire. A titre d’exemple, L’association Praxis lie aide alimentaire et insertion par le logement via la mise à disposition de logements sociaux pour les demandeurs d’asile et les réfugiés, tout en fournissant de la nourriture acquise grâce à des dons privés. Les entreprises sont impliquées dans des initiatives d’aide alimentaire, en partenariat avec les municipalités et les médias (campagnes de sensibilisation et de prévention, points de collecte dans les supermarchés, …).
Du côté de Nostos, l’économie sociale est convoquée. L’association coordonne l’exploitation de jardins communautaires, la mise en place d’un réseau d’épiceries sociales et la distribution de soupes populaires, également en partenariat avec les municipalités (région d’Athènes). En outre, Nostos gère un refuge pour les familles demandeuses d’asile avec enfants en bas âge (70 habitants au total), dont les bénéficiaires reçoivent des repas ainsi que des produits alimentaires pour nourrissons (lait, céréales) sur une base quotidienne. Les deux projets sont financés par l’Europe et l’Etat.

Avec la crise de 2008, la Grèce a vu se développer des réseaux sociaux locaux par lesquels les petits agriculteurs vendent leurs récoltes à bas prix, ou parfois en font don, directement aux consommateurs. Tout le monde en sort gagnant : le petit agriculteur trouve un nouveau marché pour écouler ses produits, le consommateur profite de prix avantageux, et le réseau mobilise les citoyens de manière solidaire et positive.

France : des liens étroits avec la politique agricole, l’économie solidaire et l’insertion socioprofessionnelle

13% de la population française vit en dessous du seuil de pauvreté. L’aide alimentaire distribuée touche en réalité de 3,5 millions de personnes, 4,7 millions de pauvres n’étant pas atteint par ce dispositif. L’enveloppe du PEAD est gérée par un organisme centralisateur, FranceAgriMer, établissement national des produits de l’agriculture et de la mer. Les autres sources de financement sont : le Programme national d’aide alimentaire français, qui permet l’achat de denrées complémentaires (protéines animales, fruits et légumes), les dons d’entreprises (industrie agroalimentaire, grande distribution) et de citoyens, les achats sur fonds propres par les associations.
Trois grands types d’acteurs interagissent dans le secteur de l’aide alimentaire français : les associations privées ou les centres d’action communaux qui distribuent l’aide aux usagers, les banques alimentaires ou les chantiers d’insertion qui fournissent les autres structures, et puis les associations qui font les deux.

Le mode de distribution est pluriel : des repas et des collations pour les plus exclus dans le cadre de maraudes, les colis distribués de manière inconditionnelle pour répondre à l’urgence sociale, les paniers qui sont délivrés hors les cas d’urgence, composés de manière libre par les bénéficiaires, mais avec un accompagnement et un contrôle pour une composition équilibrée, et l’aide distribuée via les épiceries solidaires (regroupées au sein du réseau national A.N.D.E.S.). Les conditions d’accès sont liées à l’acceptation d’un dossier. Les quantités sont fonction de la composition du ménage et la participation financière est prévue en fonction des moyens, avec, selon les cas de figure, le paiement d’un euro symbolique, d’un pourcentage du prix en fonction des revenus (30% du prix dans les épiceries sociales) ou un engagement bénévole dans le fonctionnement de la structure donatrice.
Sur le plan juridique, la France a inscrit l’aide alimentaire, tant dans la loi de modernisation agricole que dans le Code de l’action sociale et des familles, en insistant sur le caractère mixte de cette politique, gérée conjointement par les ministères de l’Agriculture et des Affaires sociales. L’accent est mis sur la qualité nutritionnelle et gustative des aliments distribués. Cet accent va de pair avec une réflexion sur l’importance pour le public pauvre de bénéficier de produits de qualité.

L’économie sociale et la réinsertion professionnelle sont convoqués également : le réseau A.N.D.E.S. rencontre deux objectifs : la récupération des produits invendus (fruits, légumes valorisés comme tels ou préparés) et sous consommés par les bénéficiaires de l’aide alimentaire, d’une part, et l’accompagnement et la remobilisation des personnes éloignées de l’emploi, d’autre part. Ces chantiers d’insertion ont représenté 1 289 tonnes livrées en 2011 à quelque 143 structures et 85 salariés en insertion. Autre bonne pratique, qui s’appuie cette fois sur le développement rural : le programme Uniterres mis en place en Poitou-Charente, toujours par le réseau A.N.D.E.S., qui se base sur le principe d’approvisionnement des épiceries solidaires en fruits et légumes à des prix abordables, en valorisant les circuits courts et en soutenant l’agriculture maraîchère locale.

Le modèle français, un exemple à suivre ?

Cette vision portée par la France met en avant la conjonction d’une politique tout autant sociale qu’agricole pour l’aide alimentaire, étant donné que l’agriculture est le socle de l’alimentation pour tous et que l’aide alimentaire va bien au-delà de la simple distribution de denrées. Le fait de croiser les objectifs, tels que la prévention et la lutte contre la pauvreté, la mise à l’emploi, la valorisation du secteur agricole, permet d’engranger des résultats pluriels en mettant sur pied un outil transversal win-win pour l’ensemble des acteurs impliqués.
Pour les Français, la réforme européenne ne va pas dans le bon sens, tant dans son esprit qu’en ce qui concerne sa baisse de financement, baisse qui va à l’encontre des réalités sociales. L’Etat français comblera le trou européen dans son pays, mais est-ce envisageable dans des pays moins riches (notamment d’Europe centrale), qui dépendent de manière importante de l’aide européenne pour venir en aide aux plus démunis ? Une coupe budgétaire que l’on peine à concilier avec l’ambition du programme européen de réduire d’un quart le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté à l’horizon 2020.

Et quid pour l’avenir ? En décembre 2012, alors que le flou existait toujours quand à ce que serait ce nouveau programme FEAD, qui remplacera le PEAD, les participants aux ateliers ont énoncés un certain nombre de pistes et de craintes. L’aide alimentaire comme vecteur de vitalité économique, en amont, et comme porte d’entrée de l’action sociale, en aval, en ont été les fils rouges.

L’aide alimentaire peut-elle soutenir l’activité économique ?

L’exemple français tend à le prouver, mais le pays semble isolé, si ce n’est la Grèce qui emprunte une voie assez similaire. L’Allemagne méconnait ses pauvres, par idéologie, la Pologne garde une vision caritative, en comptant sur la générosité des entreprises marchandes pour venir en aide aux nécessiteux.

Les participants aux ateliers notent qu’une partie de l’aide doit bien évidemment se faire dans un contexte d’urgence mais qu’on ne peut résoudre tous les problèmes en agissant de la sorte. Il faut également penser à l’amont et à l’aval. Dans ce contexte, la réforme pourrait être l’occasion de réfléchir, notamment avec les producteurs agricoles, dont certains sont en grande difficulté économique, sur des modes de production qui garantissent une meilleure distribution, un meilleur accès à la nourriture. De surcroît, cela pourrait apporter un supplément de qualité nutritive aux colis d’aide alimentaire. En tout cas, lutter contre le gaspillage en sensibilisant le client à mieux équilibrer ses achats avec sa consommation et en incitant la grande distribution à mieux distribuer ses invendus est désigné comme une priorité. Mais ce n’est pas suffisant. Passé l’urgence et au-delà d’une vision caritative, ne faut-il pas s’attaquer à la trop inégale répartition des richesses ? Une dimension qui convoque des politiques nationales, comme l’emploi et le logement, mais qui devrait aussi être portée au niveau européen, via notamment une politique fiscale commune.

L’aide alimentaire peut-elle devenir un levier de l’action sociale ?

La Pologne semble en être fort éloignée. La chose est envisagée en Lituanie. Mais c’est déjà bien le cas en France et en Grèce.
La nécessité de joindre à l’aide caritative un accompagnement social est en tout cas plébiscitée par une majorité de participants, mais avec deux bémols au moins :
– Ne pas conditionner l’aide alimentaire à un dispositif d’activation contraignant, qui, au final, pourrait être source d’exclusion. Manger à sa faim est un droit humain fondamental. Les trop nombreux dégâts collatéraux de l’Etat social actif sont pointés du doigt ;
– Toutes les associations ne s’estiment pas en capacité d’offrir un tel accompagnement, notamment en raison de leur organisation basée essentiellement sur le bénévolat.

Un accompagnement social non sanctionnant, et notamment garder bien distincts les budgets de l’aide alimentaire et de l’accompagnement social ou d’aide à l’emploi, ainsi qu’une mise en réseau des associations doivent donc être privilégiés.

Enfin, un certain nombre d’intervenants convient que les réalités et les cultures des différents pays membres sont parfois très différentes et que le programme européen doit être adapté aux différentes réalités des pays. L’intérêt de disposer de dispositifs variés destinés à différents types de publics est également évoqué : il n’existe pas une solution, une panacée applicable partout et pour tous.

Alain Willaert (coord.), avec Nathalie Cobbaut et Julien Winkel, pour le CBCS, 12/6/13

Intervenants lors des atelers:
Allemagne : Gerd Häuser, des Tafeln
Lituanie : Ilgius Vaidotas et Kristina Tylaite, des Banques alimentaires lituaniennes, Dalia Reklaitiene, de la Croix-Rouge de Lituanie
Danemark : Kristina Boldt et Henrik Olsen, pour les Banques alimentaires danoises, Najib Haddar, de Muhabet, Centre d’accueil de jour de personnes en souffrance psychique
France : Guillaume Bapst, directeur d’A.N.D.E.S (réseau d’épiceries solidaires), Marianne Storogenko, Direction générale de la Cohésion sociale du Ministère du travail, de la solidarité et de la fonction publique
Grèce : Christakos Nicolaos et Triperina Kyriaki, ONG Nostos, Pertsinidou Ionna et Baltzoi Iliana, ONG Praxis
Pologne : Beier Lukasz et Gosiewska Maria, banques alimentaires polonaises

Les comptes-rendus intégraux des 3 ateliers sont disponibles sur le site de la FdSS

Dossier associé : alimentation de qualité, un droit pour tous !

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