La fonction d’organisateur communautaire au Québec. Et pourquoi pas à Bruxelles ?

Le débat sur la réorganisation de la première ligne social/santé à Bruxelles bat son plein. Les idées et les initiatives nouvelles pullulent. Le CBCS a décidé d’ajouter sa voix au concert et de proposer quelques pistes de réflexion supplémentaires.


Lors d’un séjour de recherche au Québec pendant l’été, J. Moriau (CBCS-ULB) a glané des concepts, des exemples concrets ou des points d’attention qui enrichissent ou qui complexifient la question. Cet article fait suite au Bruxelles Informations Sociales n°176/2018 : « Réorganiser le social-santé à Bruxelles ».

La fonction d’organisateur communautaire au Québec

Le système d’action sociale québécois se différencie du nôtre par quelques points importants dont son caractère essentiellement public, un principe d’organisation territorial et l’existence de fonctions inconnues de ce côté-ci de l’océan. Parmi celles-ci, la fonction d’organisateur communautaire mérite que l’on s’y intéresse d’un peu plus près.

Historiquement, cette fonction prend naissance dans les années 1960’ dans les milieux associatifs fortement arrimés aux mouvements sociaux de l’époque. Les expériences naissantes de « comités de citoyens » en lutte contre la gentrification de certains quartiers populaires de Montréal ou contre l’extension des déserts économiques et médicaux dans les régions plus rurales amènent à la reconnaissance d’une pratique nouvelle, celle de l’organisation communautaire.

Dans un contexte de revendications en faveur d’une plus grande justice sociale et de la reconnaissance des minorités, il s’agit de structurer et de soutenir les collectivités locales, les associations mais aussi les simples citoyens afin qu’ils produisent eux-mêmes des réponses satisfaisantes aux problèmes auxquelles ils se trouvent confrontés. Cette pratique, que l’on retrouve déjà au XIXème siècle en Europe comme en Amérique du Nord dans les mouvements ouvriéristes, n’est rien d’autre que la capacité à analyser une situation, à mobiliser et à organiser la population et à générer des propositions à défendre face aux pouvoirs publics ou privés à l’origine du problème identifié, tout cela dans le but ultime d’une transformation sociale. Au gré des combats à mener on retrouvera par exemple des organisateurs communautaires dans des comités de défenses des locataires de HLM, dans la constitution de coopératives d’habitation, dans le développement de projets d’économie sociale, dans la création de cliniques communautaires, dans le soutien à des tables de concertation locales ou à des mouvements de revendications plus larges comme celui pour l’augmentation du salaire minimum.

Ce qui est intéressant dans la situation québécoise c’est que la création tardive de l’Etat social va permettre à cette fonction de rapidement s’institutionnaliser et de devenir partie intégrante de l’offre publique de services sociaux au sein des Centres locaux de services communautaires (CLSC) qui se créent au début des années 1970′. [1] Dans une configuration qui rappelle chez nous la naissance du secteur de l’éducation permanente, des professionnels, sous contrats avec l’autorité publique, vont ainsi susciter et structurer les revendications citoyennes.

Cette reconnaissance publique témoigne autant de la culture associative de l’époque – militante et développant une vision globale et intégrée de l’action sociale – que d’une particularité nord-américaine : l’attention à la communauté locale.
Le qualificatif « communautaire » renvoie dans le contexte nord-américain à un niveau essentiel de la vie sociale. La communauté est « à la fois un endroit, des gens vivant en cet endroit, l’interaction entre ces gens, les sentiments qui naissent de cette interaction, la vie commune qu’ils partagent et les institutions qui règlent cette vie [2]. Quelle soit territoriale (village, quartier), d’identité (jeunes, femmes, autochtones) ou d’intérêts (locataires, usagers de services publics), une communauté, en Amérique du Nord, est toujours synonyme d’appartenance. Elle relie les gens et structure fortement les aspects majeurs de la vie quotidienne.

Le cœur de la pratique d’organisation communautaire s’ancre précisément dans la volonté d’améliorer cette vie quotidienne et le milieu dans lequel elle se déroule à partir d’un accroissement du pouvoir d’agir des membres de la communauté. Cela passe par la poursuite de trois types d’effets : le renforcement de l’intégration des collectivités autour de projets locaux, la diminution de la domination en créant un rapport de force favorable à ces collectivités et, à plus long terme, la participation aux structures politiques existantes. L’idée centrale est de partir des demandes locales ou des manques identifiés pour monter interventions et projets qui aboutissent à une offre de services plus proche des besoins réels de la population. Le travail d’animation et de coordination des ressources locales est central tout comme la recherche d’une position de force face aux pouvoirs publics.

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Evolution de la fonction au Québec

Dans la logique émancipatrice caractéristique du travail social des années 1970’, les organisateurs communautaires vont facilement s’intégrer à l’offre de services naissant au Québec à cette époque. Le climat est favorable aux luttes sociales et à l’expression des revendications identitaires, les pouvoirs publics tolèrent ou même encouragent la prise en main des problèmes vécus par les populations elles-mêmes.
Cette séquence favorise une professionnalisation rapide des organisateurs communautaires qui partagent leur expérience, se structurent en communauté de pratiques et formalisent leurs outils d’intervention.

Avec la transformation de l’Etat social pendant les années 1980’ et le glissement des politiques sociales de l’accompagnement des revendications émancipatrices à la gestion des vulnérabilités et des déficits, la pratique propre aux organisateurs communautaires évolue elle aussi. De façon générale, la balance penche de plus en plus vers le suivi individuel, la détermination de programmes d’intervention standardisés et l’établissement d’objectifs préétablis.

Dans ce mouvement, les organisateurs communautaires passent progressivement du rôle d’activateur de revendications à celui de médiateur entre les pouvoirs publics et la société civile. Il s’agit toujours de faire émerger ou d’appuyer les demandes venant du terrain mais dans un esprit de concertation plutôt que de confrontation et en favorisant le passage par les acteurs associatifs plutôt qu’en mobilisant directement la population.

Les transformations organisationnelles du réseau public de services sociaux et la concentration des services dans les CSSS (2005), puis dans les CI(U)SSS (2015), va placer le rôle des organisateurs communautaires un peu plus sous tension. Le niveau local de la communauté devient une échelle de plus en plus difficile à investir. La grande taille des structures publiques nuit à la souplesse nécessaire à l’intervention communautaire. Par ailleurs, les tendances à la standardisation et à la technicisation de l’intervention contrecarrent les logiques propres à ce type de pratique. Enfin le poids important pris par le médical au détriment du social minore l’intérêt du travail communautaire au sein de ces nouvelles entités.

Bien qu’encore au nombre de 700 dans les structures publiques, les organisateurs communautaires se disent aujourd’hui profondément démobilisés. Porteurs d’une histoire et de valeurs plus proches de l’activisme que de la réhabilitation, ils peinent à trouver leurs marques dans un paysage qui s’est radicalement transformé ces dernières années. Si le modèle est toujours attirant, sa mise en pratique est pour l’instant largement empêchée.

Les potentialités en Région Bruxelles-Capitale

Que pourrait apporter ce modèle à Bruxelles ? On ne compte plus les appels des professionnels à (re)politiser le travail social, à plus impliquer les usagers dans les dispositifs ou à restructurer l’offre pour la mettre mieux en adéquation avec les besoins de la population. Mais ces intentions risquent bien de rester en l’état tant que la conception et les méthodes du travail social restent ce qu’elles sont.

L’intérêt de la fonction d’organisateur communautaire est de sortir de l’assignation assistancielle et de l’injonction à trouver des réponses individuelles à des questions sociales. Elle donne une alternative aux conceptions majoritaires sur les finalités du travail social. L’action est centrée sur le milieu et les conditions de vie des personnes, sur les causes sociales des situations problématiques en mettant l’accent plus sur les forces et les opportunités collectives que sur les limites ou les difficultés personnelles.

Ce paradigme ne signifie évidemment pas que les situations particulières ne doivent pas être traitées et investies, mais qu’il faut réfléchir les deux niveaux comme connectés, et non opportunément « oublier » ou rejeter, faute de temps, les dimensions sociales des situations et leurs effets.

Cette conception de l’intervention requiert d’associer les habitants de la conception à la mise en œuvre des actions. Cela suppose de développer d’autres compétences ou des compétences supplémentaires du côté des travailleurs sociaux : capacité de mobilisation, d’animation, de montage de réseaux locaux, de gestion de conflits, de négociations inter-groupes et avec le pouvoir politique, capacité de lecture des réalités socio-politiques locales et pensée stratégique. Cela a aussi des conséquences sur les façons d’envisager la temporalité de l’action sociale (à plus long terme) et ses conditions et critères de réussite (à l’inverse d’une action pilotée par projet et par en-haut qui se voit donner dès le départ objectifs et critères d’évaluation).

S’engager dans l’action communautaire requiert également d’en accepter toute la dimension critique. En donnant les moyens d’explorer d’autres voies ou de donner voix à des demandes jusqu’alors non rencontrées, elle permet d’ouvrir des possibilités nouvelles en rupture ou en alternative à l’ordre social établi.
L’organisateur communautaire ne peut se penser autrement que dans une vision politique du travail social qui devient ainsi un réel vecteur de transformation sociale.

A Bruxelles aujourd’hui, les occasions d’expérimenter ce modèle ne manquent pas. On pense par exemple à la question du logement [3] – déterminant essentiel de la santé et du bien-être –, à celle du non-recours et du non-accès aux droits ou à celle de la sécurité alimentaire.

Au vu de la dégradation des conditions de vie des populations les plus précarisées, la mise en place d’actions communautaires devient quasiment une obligation. L’exemple québécois nous rappelle que les pouvoirs publics ont pu par le passé avaliser et financer de telles pratiques. Le futur est ouvert !

Jacques Moriau, CBCS ASBL, février 2019

Pour aller plus loin :

La Chaire de Recherche du Canada en Organisation Communautaire (CRCOC)

Le modèle de profil de compétence en organisation communautaire en CSSS

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