Saturation du social-santé à Bruxelles : paroles de terrain

Le 21 septembre dernier, les fédérations social-santé et le CBCS réunissaient les professionnels de terrain au Pianofabriek. Synthèse de la journée sous forme de mémorandum intersectoriel.

La rencontre entre travailleurs du social et de la santé, le temps d’une journée, a permis de confronter les constats et recommandations du rapport intersectoriel 2018 à la réalité du quotidien des services de première ligne, de les affiner et de les exemplifier. Une manière de quitter les constructions théorisées des problématiques et de leur donner chair, à l’image de ce témoignage sur la complexité des demandes de plus en plus multifactorielles :

Le processus ?

Une centaine de participants étaient répartis dans 4 ateliers, 4 thématiques directement issues du rapport intersectoriel : 1. un public de plus en plus précaire et divers ; 2. un non-accès aux droits; 3. une société de contrôle ; 4. une hypersaturation des services ; Pour chacune des thématiques, vous trouverez ci-dessous le constat du rapport intersectoriel, suivi des propositions concrètes d’amélioration de la situation qui ont été retenues lors des échanges en ateliers.

1. Un public de plus en plus précaire et divers

La précarisation des « inutiles au monde » et des laissés pour compte est devenu structurel. Les situations que les professionnels du secteur ont quotidiennement dans leurs salles d’attente ou leurs bureaux ne sont plus seulement le produit de parcours malheureux ou d’événements inattendus mais, de plus en plus souvent, la conséquence d’un enchevêtrement de décisions politiques, de logiques économiques et d’une évolution sociétale. La demande avec laquelle arrive l’usager dans nos services cumule ainsi de nombreuses dimensions entremêlées qui rendent l’intervention de plus en plus lourde et complexe. Ce véritable « entortillement » de problèmes qui se renforcent les uns les autres a des conséquences multiples, tant en matière d’adéquation du recours (l’usager n’est pas toujours au bon endroit, le service doit s’occuper de questions qu’il ne maîtrise pas), qu’en durée de prise en charge (les demandes s’accumulent sans fin, les prises en charge deviennent interminables), ou en matière d’usage approprié des compétences (l’imbrication entre des problématiques sociales et de santé obligent beaucoup de services à faire « un peu de tout » ou à répondre à des besoins de première nécessité). Trois tendances transversales aux rapports sectoriels alourdissent encore ce tableau :
  • De nombreux secteurs pointent, selon leur aire d’intervention, soit le rajeunissement, soit le vieillissement du public qui s’adresse à eux. Cette évolution semble dénoter une fragilisation des plus fragiles, de ceux qui éprouvent des difficultés à s’intégrer dans le système ou qui, par leur âge, s’en trouvent exclus.
  • Une deuxième tendance transversale, déjà fortement présente dans le rapport intersectoriel 2013, est la généralisation des troubles de santé mentale.
  • Enfin, reflet de l’intensification des dynamiques de globalisation et de migration, le multiculturalisme et la présence de personnes sans papier posent des problèmes spécifiques aux professionnels (difficulté de compréhension, hostilité, méfiance, conflits de valeurs …).
Propositions :
  • Création d’un guichet social unique pour traiter la mise en ordre administrative ;
  • Automatisation de l’activation des droits ;
  • Simplifier et pérenniser l’accès aux aides qui permettent de répondre aux besoins primaires (logement, nourriture, accès aux soins, être informé) ;
  • Favoriser le travail en réseau, créer du lien, des ponts, de la complémentarité.

2. Le non-accès aux droits

L’accès aux droits sociaux en région bruxelloise est de plus en plus ardu, ce qui génère de nombreuses situations de sous-protection sociale. Même lorsque la législation se montre favorable à certains demandeurs, c’est au niveau de son application que les normes et les règles administratives empêchent l’accès. La complexité des procédures, leur caractère bureaucratique, leur inaccessibilité langagière découragent beaucoup d’usagers dès les premiers contacts avec les administrations. Sur le chemin de l’accès aux droits beaucoup d’autres barrières font encore obstacle : la digitalisation des documents administratifs et de leur gestion, la prolifération des critères d’octroi, le renforcement des procédures de contrôle, … Il faut, par ailleurs, également constater dans beaucoup de secteurs de l’aide et du soin un durcissement des législations : droit du chômage (limitation dans le temps), mise en place du PIIS, réforme de l’AMU, réforme de l’aide juridique, contrôle accru des incapacités de travail … Les décisions politiques semblent prises ces dernières années essentiellement pour contrecarrer d’hypothétiques fraudes, ce qui, dans les faits, rend la vie plus difficile aux personnes en situation précaire. Propositions :
  • Repolitiser le travail social au service de l’usager ;
  • Faire « des laboratoires intersectoriels », échanger les savoirs et les pratiques ;
  • Développer le pouvoir d’agir des personnes (sans tomber dans l’activation, la responsabilisation) ;
  • Améliorer l’information des usagers, par exemple, par un guichet d’information généralisé ou en créant des centres d’appui généralistes en législation sociale, composé d’une équipe pluridisciplinaire, dans chaque commune ;
  • Créer des lieux de référencement pour les travailleurs : à qui s’adresser pour telle situation. Référencer au vu de la situation de la personne, les différentes aides qu’elle est en droit de demander (chèque taxi pour la mobilité, intervention CPAS pour frais médicaux, bourse études pour ses enfants, …) ;
  • Créer un annuaire des ressources en matière d’interprétariat, multiplier les possibilités, l’offre en matière d’interprètes ;
  • Davantage faire connaitre et utiliser « Bruxelles social » en ligne, développer une cartographie des services et des offres d’accompagnement ;
  • Investir les coordinations sociales des CPAS, qu’elles saisissent plus des matières social-santé ; activer (ou réactiver) les commissions consultatives des CPAS. Afin de pouvoir y faire entendre les difficultés concrètes d’accès à l’aide, renvoyer les constats que le type d’accueil au CPAS produit comme effet sur les personnes. (Exemple d’une commission de ce type à Ixelles où l’effet a été la création d’un poste de médiateur CPAS) ;
  • Recentrer l’accueil sur la rencontre – l’accueil n’est pas qu’une formalité administrative ;
  • Bénéficier de plus de juristes compétents en matière de droits sociaux ;
  • Augmenter les possibilités d’interversion pour les professionnels ;
  • Augmenter le nombre d’heures subsidiées dans l’aide à domicile pour pouvoir satisfaire aux demandes ;
  • Implémenter la « fonction 0,5 dans les services (c’est-à-dire avoir des services faciles d’accès pour les personnes qui n’accèdent plus à la 1ière ligne).

3. Une société de contrôle

En filigrane des différents rapports sectoriels apparaît une tendance inquiétante qui dépasse de loin les enjeux propres au secteur social/santé bruxellois : l’extension d’une organisation sociale reposant sur le contrôle et la gestion sécuritaire des laissés pour compte. Après avoir été défini comme opprimé (années 1960 et 70) et précaire (années 1980 et 1990), le bénéficiaire d’allocations ou d’aides sociales est pointé aujourd’hui comme assisté et sommé de s’activer pour pouvoir bénéficier de soutien. Le renforcement d’une lecture individualisante et responsabilisante des malheurs et des difficultés se fait dans un climat de suspicion généralisée à l’égard de ceux qui se trouvent dans l’incapacité de jouer le jeu d’une société de la concurrence et de l’excellence. Ceux qui ont le moins sont ceux à qui il est demandé de donner le plus : de gages, de signes de bonne volonté, d’obéissance. Dans un monde sans horizon, les conditions de la survie sont liées à la stricte observance de règles et à l’examen permanent de la conformité de sa situation (AMU, PIIS, allocation de chômage, malades de longue durée …) Cette évolution inquiétante force les travailleurs du secteur à renoncer à leur mission d’accompagnement ou de soin pour devenir l’avocat de l’usager. Un temps considérable est en effet consacré de plus en plus souvent à monter des dossiers, à défendre l’usager devant les instances administratives concernées ou, tout simplement, à faire respecter le droit. Propositions :
  • Mobiliser et encourager l’usage du « Manifeste du travail social » édité par le Comité de vigilance en travail social et créer une instance qui défend les travailleurs ;
  • Faire appel à la résistance civile pour refuser la contractualisation arbitraire et abusive de l’aide sociale ; créer des lieux de résistance et faciliter l’échange des façons de contourner et détourner les mesures et effets de cette politique ;
  • Maximiser les lieux de rencontre/ échanges entre le terrain et le politique ;
  • Développer un argumentaire sur le coût supérieur des politiques sécuritaires par rapport à la prévention ;
  • Automatiser l’accès aux droits sociaux ;
  • Créer un « coupe-file » pour les travailleurs qui accompagnent les usagers dans leurs démarches administratives ;
  • Mise en place d’une AMU trimestrielle, activée par un médecin et pas nécessairement par un spécialiste ; augmenter la durée de validité des cartes santé et des cartes AMU ;
  • Renforcer le contrôle des fausses asbl/sociétés en nom collectif d’aide à domicile pour éviter la traite des êtres humains.

4. L’hypersaturation des services

Quasi tous les services ambulatoires et d’hébergement sont saturés ! Cette situation met en lumière la disparité croissante entre la demande émanant du public et l’offre de services. S’il y a saturation, c’est d’abord parce que les moyens ne permettent pas de répondre à l’ampleur des demandes qui s’accumulent. Mais c’est aussi ici que l’on mesure la dégradation des conditions de vie qui touche la frange la plus précarisée de la population et qui nécessite un investissement en temps et en énergie qui ne peuvent être consacré à d’autres sollicitations, amorçant ainsi le phénomène d’engorgement. Un second mécanisme explique la surcharge. La complexité accroit les besoins de réorientation et de travail intersectoriel ou en réseau et cela exige un travail de suivi et de coordination qui n’est prévu ni dans la définition des missions, ni dans les fonctions dévolues aux différents services. Pour assurer ce suivi, chaque association doit trouver à dégager des moyens normalement alloués aux missions de base et donc aggraver encore un peu plus le niveau de saturation. Finalement, tout le monde est perdant : les usagers trouvent moins de réponse ou de moins bonne qualité à leurs demandes ; les professionnels travaillent dans le stress et l’impuissance. Propositions :
  • Articuler les dispositifs mis en place par les différents pouvoirs (CoCoF, CoCoM, VG, FWB, Fédéral) ;
  • Augmenter les moyens et renforcer les structures existantes ;
  • Implémenter la « fonction 0,5 » dans les services ;
  • Créer des dispositifs de prise en charge à bas seuils ;
  • Regrouper des services et en mutualiser les moyens ;
  • Reclarifier les missions des services de 1ère et de 2ème ligne pour une meilleure réorientation du bénéficiaire et désengorger les services de 1ère ligne ;
  • Reconnaître du temps aux professionnels pour prendre connaissance et développer le réseau associatif existant ;
  • Augmenter les actions de prévention ;
  • Simplifier les démarches administratives ;
  • Développer des approches collectives/communautaires, des lieux d’échanges, groupes de paroles dans des lieux d’accueil « du quotidien » ;
  • Faciliter l’accès au logement et créer des appartements de transit pour familles nombreuses ;
  • Renforcer le nombre d’« accompagnateurs sociaux » ;
  • Augmenter l’offre de psychologues accessible financièrement (remboursement INAMI) ;
  • Modifier l’article 3 de la loi de 1921 relative aux stupéfiants : développer les SCMR et décriminaliser l’usage des drogues.

Aux urnes, etc.

On retrouve nombre de ces propositions dans les différents mémorandums produits à l’attention des majorités politiques qui sortiront des urnes le 26 mai prochain. Nous préférons, pour ne pas conclure, faire entendre la voix des professionnels, pour ce petit florilège de situations concrètes auxquelles ils sont confrontés quotidiennement : Alain Willaert, CBCS (20/05/2019)

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